lundi 29 octobre 2007

MASCARADE


au début des temps
le cœur humain n’était qu’une chaussette solitaire
qu’on portait pour couvrir un peu d’amour
mêlé à beaucoup d’angoisse,
c’est-à-dire la peur du ridicule,
la peur des ténèbres,
la peur du silence,
la peur de la faim

mais au début des temps
il y avait suffisement de bonbons pour tout le monde
et la peur de la faim, celle-là n’était vraiment qu’une fausse peur,
une peur de théâtre, de comédie,
une peur inventée,
une peur organisée par l’imagination tambourinante
de quelques cœurs plus gourmands que les autres

au début des temps,
les cœurs se reproduisaient en se pliant à certains usages ;
lorsqu’une chaussette seule en trouvait une autre qui lui plaîsait,
qui faisait la paire,
alors l’une menait l’autre dans un tiroir plus ou moins obscur
où l’on célébrait à deux le mystère des nœuds,
et ça donnait un nouveau corps,
un troisième cœur

sinon comme il n’y avait pas grand chose à faire
on sculptait des masques terrifiants qu’on baptisait :
voici le masque de la peur du ridicule,
voici le masque de la peur des ténèbres,
voici le masque de la peur du silence,
voici le masque de la peur de ce qui pourrait arriver

or il arriva justement des loups-garous et des vampires,
des patriarches sanguinaires,
des empereurs nécrophages,
des présidents génocidaires,
des industriels hypocrites,
des sales empoisonneuses et des jolies menteuses,
des mollusques pleurnichards
aux corps habillés de pierreries, d’or et d’argent,
et plus tard des cafards géants à tête de téléphone portatif

la réalité pleine de monstres,
ça faisait peur,
mais le cœur humain se découvrant un peu d’amour
tenta héroïquement d’aimer tout ce qui l’angoissait

« masquons tout cela qui nous effraye, » se dirent les cœurs
qui forgèrent alors des mots pour masquer
toutes sortes d’horreurs

le progrès, la liberté,
ces mots ont servit à coloniser la moitié du monde
et encore aujourd’hui nous adorons souvent un dragon
bardé de fer et crachant des flammes
mais qui reste caché derrière tel ou tel mot à la mode,
par exemple, le mot « démocratie »
qui n’est en fait qu’un déguisement basé sur le mensonge et l’esclavagisme,
et qui nous sert de prétexte pour réduire toute contrée
dont les habitants nous font peur parce qu’ils refusent d’obéir
aux directives éjaculées par ces singes affreux qui nous gouvernent
et que nous saluons bien bas
en prononçant ces titres que nous leurs avons donnés,
monsieur le ministre, le premier secrétaire, le pape !
monsieur le vice-président,
QUELLE SPLENDIDE MASCARADE !

la fête dure toute l’année.
Nous portons depuis toujours nos habits de marchands et de prostitués
pour ces entreprises qui nous valent surtout des bombardiers
et de la pâtée alimentaire,
et du soleil en boîte,
et des croustilles au vinaigre,
et des Smarties,
et des Caramilks,
et de la gomme balloune ;
du sucre et des couleurs : ce sont les murs de la maison de la méchante sorcière
d’une fable oubliée...

nous aimons avoir peur,
nous aimons faire peur,
nous avons peur d’aimer,
nous avons peur qu’on nous aime.

le soir de l’Halloween,
j’aimerais qu’un spectre ou qu’un mutant fasse enfin usage de
ses pouvoirs paranormaux pour étouffer live on TV
les crétins gris
qui terrorisent l’humanité
avec leurs histoires de pommes farcies aux lames de rasoir

le soir de l’Halloween,
j’aimerais qu’un magicien métamorphose chacun d’entre nous
en ce personnage que nous rêvons d’être ;
ce costume qu’on a choisi pour soi,
c’est bien celui qui nous fait rêver,
c’est bien celui qui nous fait peur parce que c’est celui
qu’on aime plus que tout autre.

toi,
le corsaire brandissant une épée en plastique

toi,
la matante maquillée comme une fille de joie

toi,
le roi du pétrole qui se caresse sous sa robe

toi,
la femme-chat dégriffée

toi,
l’homme-bébé

toi,
la fille-robot

venez ici !
venez ici que je vous donne un coup de baguette magique !

c’est au cœur que je frappe, citrouille, potiron,
vieille chaussette égoïste de mes deux

VENEZ, LES TENEBRES !
VIENS, LE SILENCE !
VIENS, LA FIN !

la fin du party,
la fin des temps,
la fin de cette joyeuse mascarade.

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[Image: reading_is_dangerous en marin breton-chinois par reading_is_dangerous]

samedi 27 octobre 2007

PARLER DANS UN TUYAU


écrire de la fiction
ou avancer dans l’obscurité.

l’auteur prudent choisit un chemin connu,
à moins d’avoir le pied sûr ou d’avancer dans une plaine absolue,
dans un désert imaginaire,
sur une feuille de papier céleste,
ou à la surface des eaux tranquilles d’un lac, nageant la brasse.

« Ce n’est pas un serpent ordinaire qui laisse sa trace ondulante sur la
pierre, » écrivais-je dans un carnet.

écrire, parler dans un tuyau, dans un boyau.
L’œsophage lui-même est un canal,
et je ne suis qu’un canot

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[Image : Prenez une torche par reading_is_dangerous]

CETTE PORTE QUE TU VOIS


Il pleut tandis que j’écris ces mots, « l’âme n’appartient ni au temps, ni à l’espace. L’âme n’échappe pas au temps du monde puisque celui-ci ne la connaît pas. Le temps du monde, une corneille sur la pierre, c’est le monde étalé dans le temps, le temps étalé dans toutes les directions de l’espace, le temps ne fait qu’Un. Toutes les manifestations du temps coexistent. Hier et demain ne sont que des endroits éloignés l’un de l’autre et qu’on ne peut visiter qu’en suivant la flèche du temps, en traversant ici bas une vie d’homme, une vie de fourmi, une vie de marguerite, une vie de microbe, etc. »

Un soudain orage t’emporte, Virgile ! Va le corps, reste l’être et sa geste. Tes paroles et pensées, chaque geste, chaque pas ; tu es littéralement indestructible.

Cette Porte que tu vois, qui nous attend tous, je crois qu’elle mène au lieu même que l’on quitte. Le lieu ou son enveloppe, c’est-à-dire l’être. « Revenirrr, revenirrr !» croasse la corneille sur la pierre. Sombre est le plumage l’oiseau, mais quelle voix ! C’est un caillou roulant dans la rivière depuis sa source, le cœur de la bête, jusqu’au bec noir comme la nuit.

Dame Corneille, l’ange du dernier soir. Les hommes qui allaient autrefois à pied à la guerre la connaissait bien. Aujourd’hui, on l’oublie trop souvent, mais elle ne nous oublie pas. Heureusement !

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[Image : La corneille sur la pierre par reading_is_dangerous]

jeudi 25 octobre 2007

SOLEIL D'HOMME


on passe sa vie à rêver de regarder le soleil
sans se brûler les yeux,
et puis le jour arrive

qu’on tombe vers lui
les yeux ouverts,
l’esprit sans crainte.

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[Image: Soleil d’homme par reading_is_dangerous]

lundi 22 octobre 2007

LE PAYS A ETAGES


C’est un pays à étages. On s’y déplace beaucoup à l’aide d’échelles, certaines qui sont fixes, d’autres légères et portatives. Il y en a tellement que les métiers de constructeur d’échelles et de réparateur d’échelles ont là-bas leurs noms : échellonniers et réchellonniers, mais il y a bien sûr des escaliers et des tunnels en pente douce, et des ascenseurs, mais l’usage de ceux-ci est reservé d’habitude aux chefs du pays, tandis qu’il est interdit de grimper, et qu’on punit les grimpeurs par l’amputation d’un doigt ou d’un orteil selon que le coupable est surpris à monter ou à descendre, mais s’il s’avère impossible d’établir la direction du crime, alors on coupe les deux, un doigt et un orteil. Grimper de côté, si l’on peut dire, est cependant permis.

Dans ce pays, on raconte la légende d’un merveilleux grimpeur, un nommé Propre, récidiviste comme pas un, à qui on enleva tous ses doigts et ses doigts de pieds, qui continua néanmoins à gravir un étage après l’autre en s’aidant seulement de ses moignons, d’autant qu’on ne savait plus comment le punir ; c’est pourquoi on le laissait faire. Son projet, le rêve de Propre, était d’accéder au dernier étage pour voir ce qu’on nomme le Plafond, cette surface d’où suintent (disent les prêtres) toutes les saintes eaux qui coulent dans leur pays riche en cascades. Un ascenseur existe qui monte jusqu’en haut, on prétend même qu’il descend également à la Cave, mais on ne sait plus qui en a la clef ou cette personne qui la tient refuse de la rendre.

L’habile Propre ne buvait jamais d’alcool, pourtant on découvrit un jour son corps brisé qui puait l’odeur du vin de clou ; la légende affirme que c’est un gardien des étages supérieurs qui l’aurait saoûlé par ordre du grand prêtre de l’époque, Personnel IV, lequel obéissait lui-même, on s’en doute, à quelque mystérieuse et implacable raison qui imposait qu’on rappelât à la population qu’il ne faut pas monter trop haut, sous peine de mort voire pire : la dépouille du pauvre Propre fut en effet lancée en bas, jetée à l’ignoble faim des charognards qui rampent en bas.

Des fanatiques et passionnés admirateurs du malheureux grimpeur descendirent pour rescaper le mort, dit-on, mais ils ne purent rapporter que le moignon écrasé d’une main, des os qui furent transformés en reliques conservées jalousement par des grimpeurs secrets, et c’est ainsi que s’est développé le culte de Propre. Dans certains milieux, on lui adresse ses prières en l’appellant Saint-Propre, mais c’est mal vu que de prononcer son nom à voix haute, par exemple, devant un échellonnier ou un réchellonnier.

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[Image : Le pays à étages par reading_is_dangerous]

dimanche 21 octobre 2007

LA ROSE ELEPHANTE


Je m’appelle Louis Longtemps. Je suis vieux. J’habite la planète Mars. Je sais que Mars évoque la bataille, on dit bien « Mars, la rouge, » et comme nous sommes en ce moment au mois d’octobre, sur Terre, et bien, « octobre rouge » évoque, rappelle, rappelle la Révolution d’octobre, la révolution soviétique, soviétique, je ne sais pas si vous connaissez ce mot, c’est très intéressant, il faut lire à ce sujet, on raconte que Lénine était Juif, mais ça ne veut pas dire grand chose, sa famille comptait aussi des Lithuaniens, des Bouriates, des Russes, et d’autres personnes intéressantes aux nationalités évocatrices, qui me rappellent des aventures, des choses rares, des êtres formidables et d’autres exécrables, des figures rouges de honte, noires d’opprobre, blanches de colère, vous voyez ce que je veux dire. Je m’appelle Louis Longtemps, je suis très vieux, âgé, ancien, que voulez-vous?

J’explore le ventre d’une machine qu’on a trouvée ici, mais je ne me souviens plus quand, quand on l’a trouvée. Quand on l’a trouvée, j’étais petit ou peut-être que je n’étais pas encore né, pas né du tout. C’est une vue de l’esprit, c’est une conformation particulière des sens qui nous permettent de distinguer l’existence de la non-existence. On n’y songe guère au moment d’acheter ses bananes, ses tomates, sa nouvelle automobile, une fusée, un attrape-demoiselle, un âne. Il paraît que les ânes font un retour marqué. Les enfants disent, « Papa, je voudrais un âne, » et leur grand-mère l’achète. Elle achète l’animal, elle baptise l’animal d’un prénom évocateur, Garlos, Nimi, ou Este, ça sonne bien, l’âne est content, le petit aussi, la grand-mère est contente, le vendeur d’âne est content, le vétérinaire est content, le marchand d’avoine est content. Cette joie se communique aux étoiles qui sont très sensibles, le savez-vous ? On sait peu de choses à leur sujet, on imagine mal tout ce qu’on ne sait pas à propos des étoiles : leur sensibilité, leur délicatesse, leur timidité, leur solitude, leur âge. Moi-même, je suis très vieux ; ça ne se compte plus en années, mais en siècles, en milliers de siècles. Je suis né à cette lointaine époque quand on ne connaissait pas encore la Lune, les chemins de la Lune, les tunnels creusés sous la Lune, les batailles lunaires, les oiseaux lunaires, les miniatures de Sélène, les lampes lunaires, les lampes du temps où il faisait bien noir sauf en octobre, octobre rouge, octobre sur Mars. Je m’appelle Louis Longtemps, j’habite dans le ventre d’une éléphantesque machine qui ne sert à rien.

Je parle pour ne rien dire, voyez-vous. Certains écrivent comme ça. Moi, je ne dis pas non. Je fais ici pousser des fleurs, des roses, des roses grises, des roses grises, des roses toujours grises. Rien n’a de sens. Ni dessus, ni dessous, ni haut, ni bas. Rien n’a de sens sauf celui qu’on lui prête. C’est ce que je dis sans le dire. Je m’appelle Louis Longtemps.

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[Image : La rose éléphante par reading_is_dangerous]

mardi 16 octobre 2007

CARNET DE BORD DE MIKE TARRAMBIRD


Aujourd’hui est une blanche journée ressemblante à un violon ivre. Des nuages dessinés à la craie salissent le ciel. Le soleil me perce le côté. Une brise médiocre agite les branches des platanes devant chez moi tandis que j’éternue. Un coryza me tient.

La radio diffuse de la soupe, une musique qui tourne dans mon bol, ma tête, dans cet espace étrange où résonnent les sons attrapés par l’ouïe. Certes l’oreille entend des sons, mais ce que le cerveau en fait, c’est étonnant.

Je m’appelle Mike Tarrambird. Je commande une fusée, la Révoltée, qui fait route vers Mars où j’ai rendez-vous avec un certain docteur Louis Longtemps. À son sujet, je ne sais rien sinon qu’il explore le ventre d’une machine géante qu’on a trouvée là-bas, enfouie sous un désert, pas loin d’une extraordinaire forêt lente dont les arbres, car il s’agit bien d’arbres, grandissent d’un centimètre par année, parce qu’il fait froid, sur Mars, mais vous savez tout ça.

Aujourd’hui est une blanche journée ressemblante à un mouchoir de papier roulé en boule. Hier aussi, et avant-hier aussi. Demain aussi, ça ne me surprendrait pas. Pourquoi ai-je quitté la Terre et ses platanes dont les feuilles viraient au cuivre, je ne m’en souviens plus. Qu’il aille au diable, ce Longtemps de mes fesses, et cette machine extraterrestre, je m’en fous.

Il n’y a que tes mystères qui m’intéressent, mais ce jour-là quand je suis parti, je devais être malade. Des nuages dessinés à la sauce me salissent le menton. La menthe sait l’espace destiné à ses assauts dans le jardin. Je suis une feuille de menthe. Tu es de la terre noire. Le soleil nous verse dessus de la chaleur. Louis Longtemps se trompe s’il compte sur moi pour l’aider à dresser cette éléphantesque machine martienne qui l’obsède. C’est de la perversion, un violon-givre, givré, je veux dire un mauvais violon d’Ingres.

Il n’y a personne d’autre que moi à bord de la Révoltée, mais l’ordinateur de bord sait parler un peu. Je lui communique des bribes extraites de mes songes depuis que des rayons cosmiques m’envoient des mots. « La flotte, des rats, des libelulles, » ai-je entendu ce matin en rêve. J’ignore de quoi il s’agit, mais l’ordinateur y réfléchit. D’une certaine façon, c’est vrai que je refuse personnellement de faire du sens. Je voulais tuer une demoiselle que j’ai trouvée hier dans ma cabine, mais à la fin j’y ai renoncé. Elle est tellement jolie !

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[Image : Le voyage dans l’espace par reading_is_dangerous]

lundi 15 octobre 2007

JE DORS COMME UNE VACHE


« Je dors comme une vache, » écrit Mike Tarrambird à bord de sa fusée, la Révoltée, tandis qu'il fait route vers Mars, le deux février deux mille deux cent vingt-deux.

« Le rêve est au cerveau ce que la rumination est à la digestion de la vache, » continue Tarrambird. « Je vois par les hublots de la Révoltée des scènes extraordinaires, et puis je m'endors ; des étoiles me visitent alors en songe. Des astéroïdes me mordillent les fesses. Des rayons cosmiques me transmettent des messages énigmatiques que je retransmets à l’ordinateur de la Révoltée, après mon réveil, dans l’espoir que la machine m’en donne une interprétation utile. »

Par exemple, le message #78 : « Tout n’est rien, que bien n’y tombe. » devient « Tout ça tombe bien, si ça ne fait rien. »

« Tout ce qui tombe, » commente Tarrambird, « ne tombe qu’à condition que le résultat de la chute soit nul, c’est-à-dire qu’un mouvement du haut vers le bas, qu’il s’agisse d’un déplacement physique ou d’une dégradation morale, s’accompagne nécessairement d’un mouvement équivalent vers le haut, au même endroit ou ailleurs dans l’univers, au même moment ou plus tard, ou plus tôt. »

Autrement dit : tout ce qui monte redescend, et rien ne se perd, rien ne se crée ; mais pour l’astronaute, cela vaut aussi pour le bien et le mal, selon une perspective manichéenne (et personnelle.) Qu’est-ce que le bien selon Tarrambird ? qu’est-ce que le mal ? que sont pour lui le haut et bas? et à quoi bon ces symétries? à quoi bon la morale dans l’espace ? C’est une histoire à suivre !

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[Image : Simagrée de rayon cosmique par reading_is_dangerous]

vendredi 12 octobre 2007

A L'EPOQUE DU


Une tranche de jambon, disais-je, ou le jambon entier.
Ce n’est pas vraiment du jambon, dit Gisette.
Alors qu’est-ce que c’est ? dis-je.
Qui sait ? dit Gisette.

C’était le temps des libellules. Il y en avait partout des demoiselles, des grosses et des petites, des douces et des méchantes, et jusque dans la soupe. Les chiens les poursuivaient. Les automobilistes n’en finissaient plus de laver leur parebrise. On disait même que Mike Tarrambird, dans la cabine de sa fusée, en avait trouvé trois.

Tu as vu Tarrambird à la télé, hier ? demandai-je à Gisette.
Pas vraiment, répondit-elle.
Comment, pas vraiment ? demandai-je.
Je l’ai vu une minute avant que de m’endormir, dit-elle.
Avant de t’endormir, dis-je.
Avant que de m’enformir, je veux dire m’endormir, dit Gisette avec un sourire.
Ah ! ah ! riai-je, mais dis-moi donc ce que tu formais en dormant ?
De sombres desseins, dit Gisette, et puis elle disparut.

Je ne la revis jamais. Plus tard, je fis connaissance avec une femme qui lui ressemblait un peu, qui s’appelait Francette, qui avait des doigts dans les cheveux, et du cheval dans l’œil. Elle parlait comme un tracteur, en tirant, en poussant, avec une force incroyable. Elle disait, « Jamais je ne mangerai sans toi, » et c’était vrai. Je suis parti en voyage ; à mon retour, dix jours plus tard, Francette avait perdu dix kilo, un kilo par jour ; heureusement qu’elle buvait encore de l’eau mélangée à du citron. « Comme Gandhi le faisait, » m’expliqua Francette.

Peut-être, dis-je, mais le saint homme faisait ça devant des millions de ses concitoyens.
Moi, je le faisais devant le miroir, dit Francette.
C’est pleinement idiot, dis-je, car j’étais secoué de la voir si maigre.
Là n’est pas la question, dit Francette, et je crois bien qu’elle avait raison.

Il n’y a rien, dans la vie, qui fasse vraiment de l’importance. J’aimerais connaître un rat, bon nageur et qui a du pif, qui m’apporterait des bouts de fromage, qui me présenterait son épouse, une jolie bête. À trois nous passerions nos soirées à jouer aux cartes, en hiver, quand les après-midi sont bleues. Je connais un jeu qui se joue à trois, qu’on appelle Kinga, que je vous apprendrai, si vous le voulez. C’est un divertissement formidable et qui était populaire auprès des femmes des officiers russes, à l’époque du

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[Image : Autoportrait en carton par reading_is_dangerous]

après-midi, sm. Partie du jour, de midi jusqu’au soir. ◊ Au pl. Des après-midi. ◊ Plusieurs le font féminin, dit l’Académie. (LE PETIT LITTRÉ)

LA DANSE DU SERPENT


on m’a offert deux billets pour ce spectacle,
la Danse du Serpent.

ça me rappelle la danse des pupilles,
la danse du feu,
la danse du verre,
la danse de la terre et des rivières,
la danse du vent qui survole la plaine,
qui ronge le roc,
qui siffle les monstres de la Fin,
qui chante la vérité ronde,
le ventre d’une femme ondulante.

c’est un mystère humide,
c’est un œuf de silence. Il ne vous dit pas tout de suite
ce qu’il est. Il faut attendre…

une étoile tombée sur la piste du loup,
une lame oubliée dans ton cou,
un trésor déposé à tes pieds,
une robe de bure pour garder ton corps frileux,
des papillons de nuit épuisés,
d’une nouvelle espèce carnivore.

nous allons bientôt changer la vie,
le monde,
en forçant la Création à se plier à nos caprices.

on fera des maisons qui pousseront comme des arbres,
on aura des gens qui pourront enfin vivre d’amour et d’eau fraîche.


je continue :
Un cube de moelle sur ta langue,
des fraises éparpillées,
des immensités qui n’appartiennent à personne,
un lichen parlant, qui dit :
« Autrefois la Terre était grande,
elle est désormais petite,
étroite comme une route,
comme un… »

« Le seul vêtement qui nous reste, » dis-je au lichen,
« C’est la ceinture de sécurité. »

« C’est malheureux, » dit le lichen,
« Car ça ne te va pas très bien. »

mon pauvre amour,
en bas on se bat à coups de klaxon. Le ciel est bleu,
mais ça ne sert plus à personne.

le lichen dit : « Heureux l’accordéon des rues.
Heureux l’artiste peintre dont les œuvres plaisent aux
putes. »

« C’est l’heure, » dis-je au lichen,
« Le spectacle va bientôt commencer, »
et puis je l’arrachai à sa roche. Je me suis retourné un ongle.

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[Image : Représentations par reading_is_dangerous]

jeudi 11 octobre 2007

L'OLIVE


brise fraîche d’automne
caressant mon visage

à l’horizon descend un soleil,
une olive

le souvenir d’une journée déjà lointaine
frappe à ma porte

je revois un nuage,
c’est lui, c’est toi, bonjour !

il n’y avait pas d’olive, non,
mais les joues rougissantes des érables

et je tombais du ciel
sans parachute, mais la foi me…

je…
battant des bras, je…

à l’horizon une prune,
ma pauvre tête (mais la foi me gardait)

« Claude Bien et Raymond Paul, » pensai-je
l’un un tyran, l’autre un illuminé

nés tous deux le même jour, de mères voisines
Qui aperçurent le même nuage,

en forme d’olive,
un jour d’automne, avant

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[Image : Dessein par reading_is_dangerous]

LA DANSE DU SOLEIL


la nuit crie.

je ne dis rien
ou pas grand chose
mais c’est parce qu’en fait je
lutte pour
garder à l’intérieur de moi ces nombreux
mots qu’il ne faut pas
dire ou écrire,
les mauvais
mots.

les mauvais mots,
des mots dans le mauvais ordre,
des phrases entières
à jeter à la poubelle ou à ne pas écrire,
des armées
de mots qui se pressent, qui se présentent, que j’écris
pour aussitôt les repousser, les effacer. J’efface plus vite que je ne peux écrire

LA NUIT CRIE.

J’ai l’idée d’un roman
qui raconterait l’histoire de deux amis dont l’un devient président de son pays,
et l’autre un ermite, un poète mystique.

  1. Voulant faire le bien, le président se transforme en tyran.
  2. Voulant ne rien faire du tout, le poète finit par le faire bien.

l’histoire se termine après que l’ermite eut fait surgir un lac
du centre d’un ancien désert.

« Viens danser avec moi sur l’eau, » dit l’ermite au tyran
« Attrapez-le ! » crie le tyran à ses hommes,
mais nul ne peut marcher sur l’eau,
et il n’y a pas de bateau.

l’ermite danse la danse du soleil

« Venez tous danser avec moi sur l’eau, » dit l’ermite
« Tirez lui dessus ! » ordonne le tyran.

on abat le saint homme, et puis c’est la nuit.

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[Image : La danse du soleil par reading_is_dangerous]

samedi 6 octobre 2007

EN COMPAGNIE DU CHEVAL TORTUE


Comment parler de ce qu’on ne peut pas dire sinon qu’en l’écrivant, si les mots s’y prêtent, ou en dessinant, si les lignes veulent bien se laisser faire.

Je suis né du côté d’une falaise, doté seulement d’un œil, et de la moitié du corps. Une moitié à moi se trouve donc ailleurs, mais je n’en saurai sans doute jamais plus, car je ne vais nulle part et personne ne vient jamais ici, sauf un cheval tortue, une bête parlante. Elle me disait hier, « J’aime le calme sain de la glace. » Pourquoi il lui fallait une carapace, je l’ignore.

Le passé lui sort de la tête. Ça lui fait une excroissance rougeâtre qui va grisonnant, une crête qui redescent parfois en perles de gras, un collier mou, un joug façon sable mouvant. La vérité elle-même pourrait s’enfoncer dans cette vase, avec le mensonge, des petits mensonges agités, stupides, qui ne méritent pas d’être sauvés.

« Trente ans durant, tiens en esprit ce que ta main ne peut tenir, » dit le cheval tortue. Lui n’a pas de main ; je suppose que c’est pour ça qu’il en parle. Je lui raconte ce rêve :

Des hommes-machines s’attaquaient aux voyageurs. Une nuit, l’un de leurs complices humains, un esclave vêtu en policier, cet homme nous fit signe à un ami et à moi, pour que nous nous arrêtions, et puis, prétextant qu’il fallait examiner notre voiture, le faux flic nous mena vers un endroit sinistre où les hommes-machines démontaient des véhicules pour en récupérer les pièces essentielles à leur physionomie, à leur métabolisme. Parmi ces monstres, il devait s’en trouver quelques-uns qui cherchaient une moitié manquante…

Les êtres de métal nous ignoraient, mon ami et moi, tandis qu’ils réduisaient notre automobile en morceaux. Je vis leur chef ; il portait une couronne d’acier. Son regard absolument inexpressif me plongea dans un profond désespoir, et je songeai qu’un jour et dans l’indifférence, l’humanité sera dépossèdée d’elle-même par le dernier cauchemar qu’elle aura enfanté.

« Le nuage a peur de la pluie, » dit le cheval tortue. « Moi, je ne rêve qu’à des poissons-pommes. »

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[Image : Fauves de plastique par reading_is_dangerous]

vendredi 5 octobre 2007

LE MOTEUR A SILENCE


une fille
une inconnue
s’est approchée
me disant que sur l’immense nappe du lac
elle était déjà
une miette

de pain ?
de gâteau, dit-elle s’assoyant près de moi

ne devinez-vous pas
que le passé s’est replié sur le futur ? demanda-t-elle

nous avons discuté.
Elle disait que quand il pleut, l’eau qui dort en nous
voudrait pleuvoir aussi

quelle est votre plante favorite ? lui demandai-je
l’herbe, répondit-elle sans hésiter

l’herbe ne domine jamais la vue
l’herbe laisse que le vent la couche
l’herbe laisse qu’on se couche sur elle
pour aimer les nuages
ou pour se reposer
ou pour mourir quand le jour vient
après cette longue nuit
qu’est la vie.

l’herbe se change en mouton, en loup ou en homme
l’herbe fait des forêts pour les petites bestioles sans nom
l’herbe ne craint pas la foudre
mais le napalm, oui
et l’herbicide
et le goudron

l’herbe me coupe parfois la peau des doigts
mais elle me caresse plus souvent la plante du pied

l’herbe me dit
que le soleil a le bras long.

que faites-vous dans la vie ? me demanda la fille
j’invente, dis-je
qu’inventez-vous donc ? demanda-t-elle
je travaille en ce moment sur un nouveau moteur à silence, dis-je
ah ! ah ! ria la fille
Votre moteur à silence,
le rire d’une mouette suffira à le ralentir.
c’est bien ça, lui dis-je

l’après-midi passait, et puis la soirée. La
fille se changea en fleur d’eau.

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[Image : Fleur d’eau par reading_is_dangerous]

mercredi 3 octobre 2007

PETRIS DE VACANCE


il a un sabot au cœur ;
« C’est pour aller plus loin, »
dit-il, mais on ne voit pas bien
où il veut aller.

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ils sont trois, collés
sur un quatrième. « Nous
ne savons rien faire d’autre, »
disent-ils.

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c’est un fromage hurlant. Le
garder au frigo ou sur le comptoir, ça ne change
rien. L’étaler sur du pain accentue
la crise. On le
mange en se bouchant les oreilles. La
digestion n’est pas silencieuse non plus.

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il n’y a rien ici, que des étoiles de
pierre posées sur une pierre par des êtres de
pierre qui les [incompréhensible], mais je ne sais pas
comment.

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son sourire n’a qu’une lèvre
mais vaste comme une plage
au pied d’une falaise
il a deux dents
qui ne se parlent plus depuis longtemps ;
j’avais autrefois une fillette blonde
elle partit en Russie avec un marchand de fourrure qui
n’enlevait jamais son chapeau
« sauf quand je lui montre mon ventre rose, »
m’écrit ma fille
dans une lettre apportée aujourd’hui par une bourrasque
venue du Nord, boréale

_=|

il dort depuis mille ans
rêvant le contraire de la vie qu’il a mené
mille ans plus tôt.

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un dragon tremple ;
son dernier repas lui a causé de terribles flux...

évacuation de matières alvines, du bas-ventre,
diarrhée

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un être de lumière
assis à une table de lumière
déjeunait de lumière
quand il vit un oiseau de lumière
traversant un ciel d’ombre
et pourchassant une fourmi volante de lumière

« qu’ais-je besoin d’une table ? » pensa l’être de lumière,
et puis il s’envola

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modification génétique :
Après quelques mensonges,
la langue tombe de la bouche du menteur. Elle repousse
trois mois plus tard, parfois non.

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la puce des sables, dans son ombre
se cache un géant timide.

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motif pour papier peint : des moustiques écrasés

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un sein gît dans l’herbe…
Beauté magnifique ! On voudrait l’embrasser, mais
l’herbe jalouse ne laisse pas faire.

une étoile matinale veut du lait.

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c’est une maladie de l’œil
qui prend un aspect moucheté
qui perd sa forme sphérique
qui gagne en relief, des bosses
qui vire au jaune
avant de s’applatir soudainement

devenu presque un mouchoir
l’œil voit encore, et même fort bien
et même parfois mieux qu’avant,
mais qui peut désormais en supporter la vue ?

quelqu’un éternue
et c’est irrésistible, « tenez, prenez ce mouchoir, »
et c’est alors la nuit qui descend de ce côté du monde.

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un trou circulaire
dans un océan de rage et de misère

cette fosse ténébreuse, je me demande
ce qu’elle peut bien garder.
Un boucher ?

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C’est l’ombre d’un oiseau
au fond de l’eau.

« la mort, » songe un poisson.

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[Image : Nubécule par reading_is_dangerous]

mardi 2 octobre 2007

NAGER COMME UNE FESSE


quelques semaines ont passé pendant lesquelles
je n’arrivais plus à écrire un mot en français

ce que j’ai écrit en août, au lac, n’est pas bon, mais
j’en ai tiré ces bribes :

ne pas se laisser faire par la vie,
mais faire sa vie

ne pas savoir si son propre cerceau
fonctionne correctement ou non

ne pas écrire pendant des années
sans devenir un peu écrivain

ne pas collectionner des cailloux
que personne ne veut

ne pas abandonner sa prière
dans l’œil de la tornade

cette dernière ligne me fait songer aux moines assassinés en Birmanie.
Paix à leurs âmes ! mais je continue :

pas l’homme invisible
mais la situation inverse :
c’est la Création entière sauf lui
que le héros a rendu invisible ;
tout ce qui a un œil (sauf la tornade) ne regarde désormais plus que lui ;
il se heurte à toute chose ;
après sa mort, après sa décomposition,
il ne reste plus rien à voir ;
l’univers s’en va,
pas vraiment aveugle,
mais c’est comme si.

..<><>..

nager beaucoup, longtemps, loin du bord et loin du monde

nager dans du marbre
nager dans les arbres
nager comme une tresse
nager comme la voix
nager comme une croix
nager comme une fesse

..<><>..

je suis du savon sur ton corps
tu es la matrice du monde
il est le temps qu’on ne peut arrêter parce qu’il n’avance pas
nous sommes la volonté seule, qui ne suffit pas
vous êtes la porte du pays des rêves
elles sont des étoiles dans le regard d’un crapaud

..<><>..

une fleur verte
dans une prairie noire
arrachée par une chèvre bleue
sous un ciel jaune

..<><>..

Il suffit d’avoir vécu un seul instant
pour connaître l’éternité.

..<><>..

ce qui ne bouge plus
ce qui fut écrasé
ce qu’on a réduit en poussière telle que le vent lui-même
ne peut pas l’emporter


Etc.

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[Image : L’esprit du lac par reading_is_dangerous]