lundi 28 juillet 2008

LES TRES SENSIBLES COURANTS




La mer isolée ne tient pas debout. Celui qui la couvre, le brouillard pâle ne tient pas debout. Les enfants du couple, les créatures des profondeurs vertes ne tiennent pas debout. L’être humain tient seul debout, mais difficilement. –F. Casi, à bord du Cueillette.



LES TRES SENSIBLES COURANTS


Je suis parfaitement heureux de n’avoir rien à faire, de ne rien voir, de ne recevoir personne chez moi. Dans ma cabine il m’est permis de prétendre ignorer cette farce : Notre dérive absurde sur les flots sourds, sous le ciel aveugle. Je suis un homme, et mon nom est Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides pour un petit transport, le Cueillette, qui s’est égaré en mer depuis une douzaine de jours, après avoir navigué contre une brume imprévue, qui ne nous lâche pas. La radio s’est étrangement tue. Nos appareils électriques sont étrangement inertes. Les moteurs paraissent encore en vie, mais ils peinent inexplicablement à communiquer leur mouvement au navire. Nous transportons une cargaison de fruits sauvages qui fermentent dans les réfrigérateurs désormais incapables de produire du froid. Hier, des vapeurs d’alcool ont étourdi un membre de l’équipage, le manœuvre Amao, alors qu’il inspectait la cale. Quoique dangereusement ivre, le manœuvre a pu remonter de lui-même au grand air. Il marmonnait quelque chose à propos d’une certaine « blague universelle » apparemment très comique, mais il s’est endormi en riant, sans partager sa trouvaille ; il avait tout oublié à son réveil... Et puis une grande chaleur s’est abattue sur nous, qui nous souffle au visage, nous écrase les épaules, nous alourdit le ventre. Elle ajoute au mystère de la brume qui devrait logiquement s’évaporer au lieu de coller au bateau. Et c’est en partie à cause de cette chaleur accablante qu’une bonne moitié de l’équipage s’est retirée chez elle, dans la pénombre des cabines, dans un isolement prudent. L’électricien anglais, Corn, m’a visité cet après-midi, m’apportant gentiment à manger, mais lui à part, je ne reçois personne, je ne vois rien, et je reste parfaitement heureux de n’avoir rien à faire.

Corn épongeait la sueur de son crâne chauve et me racontait la mésaventure d’Amao. On sait la « blessure universelle, » mais une blague ? Il caressait sa barbe et me rapportait l’inquiétude du cuistot face à l’épuisement prochain de nos réserves alimentaires. Les denrées fraîches ont commencé à pourrir. « Il va nous falloir de manger rationnellement, » disait Corn en s’exprimant avec une bizarrerie nouvelle. L’écoutant, je réfléchissais que le collant brouillard, s’il agit vraiment sur le fonctionnement de nos machines grossières, peut aussi bien affecter notre corps délicat, et les très sensibles courants électriques du cerveau. Et l’électricien dont l’iris bleu me rappelait l’immensité d’un ciel pur, m’apprit que l’homme de barre avait suggéré cette idée que la brume attendait peut-être un sacrifice de notre part. L’idée est rapidement devenue populaire au point que la moitié de l’équipage (celle qui ne s’est pas retirée chez elle) discute maintenant de la nature et des qualités d’une offrande digne de ce nom. L’opérateur radio a proposé qu’on sacrifie la cargaison. Le cuistot s’est porté volontaire pour sacrifier l’oiseau chanteur de mademoiselle Ping, en le cuisant sur la flamme pour le servir accompagné d’un coulis de fruits sauvages. L’homme de barre a articulé cette ancienne perversion : Qu’on devrait oser de sacrifier une vie humaine. Or j’aimerais savoir s’il croit honnêtement que le sacrifice d’une vie humaine apaisera le brouillard qui nous a écarté de notre route (s’il s'agit vraiment de cela) ou s’il s’abandonne simplement à un fantasme meurtrier. Je suppose que ces deux hypothèses ne s’excluent pas mutuellement ; quoi qu’il en soit, c’est une apparition rapide de l’ogre qui se cachait à peine dans l’homme, car je l’ai noté plus tôt, l’homme de barre a une tête d’assassin, et un corps de brute. Et c’est une grande tristesse de constater que son aspect physique correspond à son tempérament (à moins qu’il ne s’agisse d’une plaisanterie). Et je dis que c’est une apparition rapide, parce qu’être perdu en mer pendant douze jours, ce n’est pas grand chose tant qu’on a encore à boire et à manger. Et douze journées dominées par une force incompréhensible, telle qu’elle vous isole étrangement du reste du monde, et bien ! Ce n’est toujours pas grand chose. Le monde peut changer brutalement, mais l’être humain reste déterminé par sa posture morale : debout, capable de compassion. Il est malsain celui qui se métamorphose en loup au retour de la pleine lune d’une folie claire. L’univers est mystérieux, et cela reste vrai qu’on sache ou non où l’on s’en va, sur quelle mer, qu’une brume imprévue vous colle à la peau ou non, que la radio devienne brusquement muette ou non. Il ne faut pas se fier aux ondes : Les lois connues de la physique peuvent demain nous faire défaut, car ce qui est n’a aucune obligation de rester tel qu'il est. Il nous est seulement permis de goûter à une réalité dont le sens profond nous échappe forcément puisque nous sommes la partie d’un tout. Et nous pensons en mots, de façon qu’en combinant ceux-ci à l’infini il nous est possible d’exprimer des quasi vérités autant que des parfaits mensonges ou les réponses futiles à des questions dénuées de sens. Et on se pose de telles questions ! Peux-tu sauver ta vie en sacrifiant celle d’autrui ? Peux-tu sauver autrui en lui offrant ta vie ? « I don’t know, » répondit l’Anglais en épongeant de nouveau la sueur sur son front.

Monsieur Casi, le touriste, est la seule personne à bord qui paraît se réjouir de la tournure des événements. Il avait prévu d’écrire un livre sur la banalité des voyages en mer, à l’époque des pilotes électroniques et de la météorologie globale ; la brume imprévue, cette dérive soudaine à l’écart de la réalité normale l’enchantent, mais il reste discret, et il ne témoigne de son excitation que devant les personnes qui semblent réceptives à son appréciation de la situation : l’électricien Corn ; Gupta, le cuistot hindou ; et le second du capitaine, mademoiselle Ping, que nul autre que lui ose approcher, parce qu’elle est trop jolie en même temps que trop jeune, parce que son comportement s’est révélé étrange dès le début du voyage, avant la brume, avant la dérive, et peut-être parce que l’opérateur radio, Jonglet, a envisagé à voix haute la possibilité d’un lien de parenté entre la jeune femme et le propriétaire du Cueillette, monsieur Ambrtian. En tout cas, Miss Ping quitte sa cabine à la nuit tombée, et Casi en profite pour tenter de lui parler, mais la jeune femme ne l’écoute pas ou elle fait taire l’écrivain en laissant jaillir la cascade d’un rire cristallin, avant de s’enfuir sur la pointe des pieds. De la belle demoiselle Ping, on ne connait guère que le sourire de son dos. Mais au dire de Corn, cette timidité—feinte ?—réjouit le touriste.

« C’est lui que Margot propose de lui sacrifier, » dit Corn en parlant de l’homme de barre, Margotin. Il pinça le bout de son nez fin. « Margot dit qu’on jette le touriste dans la mer, et le brouillard lui va s’en aller, » continua l’Anglais. « Mais moi j’ai dit : Que ça suffit ces conneries sinon, dans la mer, c’est lui qu’on va jeter : Margot. »

« Il faudrait peut-être prévenir monsieur Casi, dis-je d’un ton neutre. –Je l’ai fait déjà, dit Corn. –Et comment a-t-il réagit ? questionnai-je. –Il a demandé à moi ce que je pense de l’usage exagératif des notes de bas de page et des italiques dans les mauvaises romans philosophiques, dit l’électricien en exposant sa dentition régulière. –Et le capitaine ? demandai-je encore. –Il dort tout le temps, » dit Corn en faisant de la main un geste élégant, qui signifiait l’ampleur de son mépris. Et puis il termina ainsi : « Demain à midi, l’équipage va voter pour décider de lui sacrifier ou non. Je suis venu te prévenir. »




La suite de ce récit paraîtra automatiquement lundi prochain, à midi.




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[Image : Vu par reading_is_dangerous] L’œuvre, d’un artiste inconnu, fut photographiée à Erevan, dans le quartier surnommé « Bangladesh », le 25 juillet 2008.

2 commentaires:

  1. Cette photo va me hanter. Le texte je vais le lire tranquillement.Tu es loin.

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  2. La suite!!! La suite!!! Lundi prochain c'est long...
    J'aime bien, je commence à m'attacher à ces personnages. Sortiront sortiront pas de cette brume?

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