dimanche 9 décembre 2007

LAPINS, CHEVRES ET CHEVAUX




V



Le cabinet de travail d’Edouard P était une pièce beaucoup plus longue que large, au plafond haut, perdu dans les ténèbres, aux murs nus et essentiellement désespérés, au plancher couvert des lambeaux d’un tapis persan déchiré, à l’étonnant motif en forme d’oreille, mais qu’on ne voyait guère puisque partout s’élevaient des amas hétéroclites de choses empilées dessus dessous, qui formaient des compositions extraordinaires et d’aspect fantasque d’autant que l’endroit était éclairé d’une seule fenêtre blanche et avare de sa lumière, une douanière du jour, une fonctionnaire vêtue d’un questionnaire, un papier jauni posé sur les carreaux ne laissait donc passer rien qu’une pauvre clarté diffuse, mais qui plaisait apparemment à l’étrange P, ce personnage d’obscurité, ce type massif de cinquante-huit ans aux yeux cernés chacun de vingt-quatre cernes concentriques, des yeux noirs et déprimés ou déprimants, des yeux d’agent intermédiaire entre le monde et son oubli, mais je préfère pour l’instant ne pas en dire trop à ce sujet, car il suffira de savoir que P travaillait pour le ministère du Bâtiment, mais qu’il avait son bureau quelque part au bout d’un couloir gris, dans une aile située à bonne distance des quartiers importants, non pas parce que son emploi ne servait à personne, au contraire ! puisque P occupait une fonction spéciale d’homme à tout faire (ou presque) et la preuve incontestable de son mérite et du respect qu’on lui témoignait est qu’on venait le trouver chez lui quand on avait besoin de ses services, plutôt que de l’inviter à la centrale du ministère, cet endroit bizarre et triste que je visitai une fois y étant entré par erreur, mais c’est une autre histoire à cette exception près qu’à cette occasion je rencontrai pour la première fois l’invité de P : Auguste Shard dit Lejeune, à qui manquaient les jambes en bas des genoux, et qui venait de demander à son hôte de lui apporter ce qu’il nommait une cuvette pour éviter d’avoir à dire un pot de chambre, et P, qui se souvenait d’en avoir un, cherchait ce vase parmi les choses diverses qu’il conservait dans son bureau en expliquant que leurs agencements inusités favorisaient la réflexion.

Près d’un mur, un ancien petit canon de bronze reposait bouche contre terre. Sa fesse unique supportait le pot de chambre désiré ; le vase retourné à l’envers portait sur son derrière un sabot de bois dont le talon servait de piédestal à une minuscule grenouille d’or que P mit dans une poche de son pantalon avant de prendre le sabot qu’il emporta avec la cuvette qu’il posa sur le plancher auprès de Shard qui s’était soulevé de sa chaise pour baisser sa culotte, disant, « Quelle misère qu’il faille encore à l’humanité pousser des crottes comme le font lapins, chèvres et chevaux ! Voilà bien la honte véritable qui descendit sur nous lorsqu’un vieux patriarche, maudit soit-il ! inventa cette fable d’Eve et Adam qui goûtèrent au fruit défendu pour découvrir qu’ils étaient nus, or ce n’est pas la nudité qui nous gène, mais l’acte culminant de l’intestin qui chasse ce dont il ne veut pas et sinon, quelle douleur ! quelles puanteurs ! lorsque la bienséance ou la constipation s’en mêlent ou que le confort d’un salon ou d’une chambre est diminué par l’absence des facilités modernes. Pourquoi n’avez-vous pas fait installer ici des toilettes comme on vous l’a conseillé déjà plusieurs fois ?
– Notre bâtiment n’a pas reçu les autorisations nécessaires, dit P aidant Shard à s’asseoir à califourchon sur le pot.
– Quelle absurdité ! s’exclama le jeune homme en s’assoyant du mieux qu’il pouvait. Où allez-vous ? quand...
– Au troisième étage, chez un bouilleur qui a détourné un gros tuyau, dit l’énorme P se redressant.
– Heureuse crapule !
– En effet ! Je vais maintenant vous laisser seul.
– Mais ne quittez pas la pièce, je vous en prie ! dit Shard d’une voix basse.
– Alors permettez que je vous raconte l’histoire d’un petit canon de bronze, d’un sabot de bois, d’une grenouille d’or et d’une cuvette émaillée portant ces mots : « Son, Sa, Ses, » en lettres de manganèse mauve, dit P s’éloignant.
– Une autre cuvette ? demanda Shard.
– Pas du tout ! C’est celle-là même sur laquelle vous vous trouvez maintenant assis, dit P.
– C’est fascinant, racontez-moi cela ! » dit Shard d’une voix légèrement différente.

Une brève plainte se fit entendre ; on eut cru qu’elle s’était échappée des ténèbres du plafond.



(à suivre)


Les épisodes précédents de ce récit sont :
  1. EH, EH, EH, EH
  2. AMOUR EN CAGE
  3. LE TEMPS NE COULE PAS
  4. TROPOLOGIQUE

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[Image : Montagnes (abstractionnisme naïf) par reading_is_dangerous]

6 commentaires:

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  2. //But do not leave the room, please! Shard said in a low voice.
    - So that I allow you the story of a small bronze cannon, a wooden shoe, a frog with a gold and enamel bowl bearing these words: "Son, His, Her," //

    I will not leave the room, no
    I will listen to your story
    and the rest of it
    and what will follow

    I will come here frequently
    so I can follow the story

    (It is hard, sometimes the translation
    doesn't exactly reveal what you have
    in your mind... but still,
    it's fun--

    it's like trying to catch
    jumping frogs near a pond
    using only your hands)

    i am imagining a collage of these:
    the bronze cannon, the wooden shoe and
    the frog with a gold

    maybe you can compose
    a juxtaposition of these objects
    in your next drawings?

    (of course, that is, if you like doing it
    --i think it would be interesting to see
    them)

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  3. //The study of Edouard P was a piece much longer than wide, the ceiling high, lost in the darkness, the walls bare and essentially hopeless, the floor covered with a flap torn Persian rugs, with the astonishing grounds shaped ear, but we did not see much since everywhere amounted clumps mixed things stacked turmoil, which formed extraordinary compositions and whimsical aspect since the place was lit with a single white box and stingy with its light, //

    The study of Edouard P
    or its description feels like
    a description of his personality

    dark
    mixed in turmoil
    whimsical
    extraordinary
    stingy with light

    Your descriptions are very detailed
    Your characters are coming out
    from the clothes of words

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  4. Your drawing:

    What thoughts came to my mind were:

    Life from
    the meeting of Light

    When light rays intersect
    life begins

    (those dark parts
    where the raylike projections
    intersect, I imagine them as living cells)

    Energy=Matter
    Matter=Energy

    we all are light
    that has decided to lower its frequency

    and when all our atoms
    decide to accelerate, then we go back
    to being light

    what are the atom accelerators?
    i wonder

    (and my mind has wandered--
    I am sorry...but your story and drawing
    it makes me think of a lot of things)

    thank you

    (looking forward to more)

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  5. Infirmièèèère...
    j'ai fait !

    ou

    Comment changer
    l'eau des poissons?

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  6. Inutile de tourner autour du pot par manque de pot. Ce sont des galurins de lutins qui osent semer de drôles de choses dans votre histoires. je les connais bien. Je les observe depuis un bon moment dans le cadre de ma porte et d'une autre histoire sur d'étranges petites choses...

    L'art des petites choses fait de grandes choses...

    Bravo!

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