III
Edouard P entra dans son cabinet de travail. C’était une pièce étroite et longue de vingt mètres, qui faisait mal au cœur, dont les murs eux-mêmes devaient supporter quelque pesante douleur, dont le parquet usé suppliait sous les pas qu’on cessa enfin de lui marcher dessus. Le plafond avait pris la fuite : il s’élevait à une hauteur inconnue, dans l’obscurité. Lorsqu’il arrivait en ce lieu, le visiteur sentait son âme transportée loin des paysages auxquels elle appartenait, vers un nouvel univers inversé au sein duquel chaque objet se trouvait à l’envers sinon renversé sur le dos ou le ventre, sur le côté ou sur la tête. Il y avait dans ce cabinet une table énorme, mais retournée ; ses pieds pointaient vers le haut, et le dessous de sa planche faisait maintenant office de dessus, des choses noirâtres s’y trouvaient empilées, des masques de bois. Ils faisaient face au sol, ils devaient pleurer des larmes secrètes car une épaisse couche de poussière couvrait leur dos. Les pieds de la table portaient chacun un objet : un chandelier à l’envers surmonté d’une bougie jamais allumée, fixée de côté ; un vase retourné et qui avalait la patte qui le supportait, sur lequel était peint cette scène : devant un mur de pierre à moitié écroulé un moustachu au crâne chauve brandissait une lancette en se préparant à opérer la saignée sur le bras tendu d’une paysanne au teint pâle, aux yeux retournés, derrière elle, un cheval était mort les quatre fers en l’air ; autour du troisième pied de la table on avait enfilé une culotte retournée ; sur le quatrième et dernier pied une bête empaillée, du genre belette, reposait en équilibre sur son ventre. On l’eut mieux vue debout. Il y avait un fauteuil à l’envers, le tissu de son cul pénétré tête première par un radiateur électrique défoncé. Il y avait une bibliothèque renversée, mais pas de livre visible. Un samovar cabossé était couché sur elle. Dans son robinet dressé se cachait une minuscule érigne qu’Edouard P aurait écrasé d’un doigt ganté s’il l’avait aperçue, mais tandis qu’il avançait dans ce qui ce qui n’avait que l’apparence d’un capharnaüm, il dirigeait son attention vers le jeune homme barbu qui attendait assis sur une chaise (elle-même assise à l’endroit). Ce jeune homme caressait d’une main nue les soyeuses boucles brunes de sa barbe. Il avait les yeux fermés. Il paraissait plongé dans une méditation profonde. Il lui manquait les jambes en bas des genoux. Il s’appelait Auguste Shard, mais on l’avait depuis longtemps surnommé Lejeune. Quel âge avait-il ? On l’ignorait, mais il avait l’apparence d’un garçon sérieux de vingt-quatre à vingt-huit ans. Edouard P s’était approché à quelques mètres de lui, provoquant les craquements du plancher, lorsque Shard ouvrit enfin les yeux, et dit : « Mon cher Edouard, une question me gratte. Sommes-nous fâchés l’un par faute de l’autre ?
– Mon cher ami, commença P, mais sans continuer, et puis il enleva en les retournant ses gants de cuir granulé qu’il posa d’un geste théâtral sur les cuisses de son invité qui ne sembla ni surpris ni offensé.
– J’attends depuis une heure, dit le jeune homme.
– Cela vous a-t-il aidé à réfléchir ? demanda P enlevant sa veste.
– Sûr que si, mais là n’est pas la raison de ma question, dit le jeune homme.
– Où faut-il alors trouver la raison de votre question ? demanda P plaçant sa veste Élève retournée sur les épaules de Shard.
– Je ne le sais pas encore, mais écoutez cette prédiction : dans quelques heures au plus tard un agitateur politique se présentera ici pour demander à l’aide.
– Mon aide, dit P.
– Il faudra en profiter, dit Shard.
– J’espère bien en profiter, » dit P déroulant un tapis qu’il étendit sur le sol avant de s’asseoir dessus. Et puis il dit, « Je suis votre homme à tout faire.
– Il y aura peut-être un nœud à défaire, dit Shard caressant sa barbe.
– Faire ou défaire, cela revient souvent au même.
– Pensez-vous! Mais j’ai faim...
– Mon assistante va nous apporter la soupe.
– Madame Libilis est charmante.
– Elle me soigne bien, et elle a le pouce vert.
– Cependant la décoration du lieu fait mal.
– Tout ça m’aide à réfléchir, » dit P expulsant des boules d’air par le nez. Elles portaient une odeur de fatigue extraordinaire pour un homme tel que lui, tout massif, tout noir, tout écrasant, lui dont le cabinet de travail était organisé d’une façon si originale, si mystérieuse, si propice à la réflexion et au développement d’idées dessus dessous. « Parlez-moi de cette théorie du temps qui ne coule pas, au sujet de laquelle nous discutâmes ensemble lors de notre dernière rencontre, » dit Shard, mais à ce moment-là madame Libilis entra dans la pièce. Elle n’apportait pas la soupe, et elle semblait positivement affolée.
– Mon cher ami, commença P, mais sans continuer, et puis il enleva en les retournant ses gants de cuir granulé qu’il posa d’un geste théâtral sur les cuisses de son invité qui ne sembla ni surpris ni offensé.
– J’attends depuis une heure, dit le jeune homme.
– Cela vous a-t-il aidé à réfléchir ? demanda P enlevant sa veste.
– Sûr que si, mais là n’est pas la raison de ma question, dit le jeune homme.
– Où faut-il alors trouver la raison de votre question ? demanda P plaçant sa veste Élève retournée sur les épaules de Shard.
– Je ne le sais pas encore, mais écoutez cette prédiction : dans quelques heures au plus tard un agitateur politique se présentera ici pour demander à l’aide.
– Mon aide, dit P.
– Il faudra en profiter, dit Shard.
– J’espère bien en profiter, » dit P déroulant un tapis qu’il étendit sur le sol avant de s’asseoir dessus. Et puis il dit, « Je suis votre homme à tout faire.
– Il y aura peut-être un nœud à défaire, dit Shard caressant sa barbe.
– Faire ou défaire, cela revient souvent au même.
– Pensez-vous! Mais j’ai faim...
– Mon assistante va nous apporter la soupe.
– Madame Libilis est charmante.
– Elle me soigne bien, et elle a le pouce vert.
– Cependant la décoration du lieu fait mal.
– Tout ça m’aide à réfléchir, » dit P expulsant des boules d’air par le nez. Elles portaient une odeur de fatigue extraordinaire pour un homme tel que lui, tout massif, tout noir, tout écrasant, lui dont le cabinet de travail était organisé d’une façon si originale, si mystérieuse, si propice à la réflexion et au développement d’idées dessus dessous. « Parlez-moi de cette théorie du temps qui ne coule pas, au sujet de laquelle nous discutâmes ensemble lors de notre dernière rencontre, » dit Shard, mais à ce moment-là madame Libilis entra dans la pièce. Elle n’apportait pas la soupe, et elle semblait positivement affolée.
(à suivre)
On trouvera le premier épisode de ce recit en cliquant ici.
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[Image : Empilage par reading_is_dangerous]
// Arriving in this place the soul of the visitor feel transported away from landscapes to which it belonged, to a new world reversed within which each subject was upside down //
RépondreSupprimerUpside down universe? Why do people need such places? Is it the way to rage, protect oneself, make the others to feel not at ease? The more you give us to read, the more mysteries appear.
//Tell me about this theory that time does not flow//
My last theory on it is time flows as much as we allow it to flow.
Today I had to register again in order to comment, mysteries, everything is upside down here...
RépondreSupprimerJe suis positivement folle et affolée de lire ce texte fou qui coule dans mon fol esprit comme une douce folie.
RépondreSupprimerSublime!
Ca c'est ta griffe , Mister R_Y_D.
RépondreSupprimerDes mots-cléfs qui ouvrent des portes cérébrales.
;-)
J'apprecie toujours venir ici, lire ces incroyables histoires, même si je ne participe plus beaucoup aux commentaires, je lis et c'est bien.
RépondreSupprimerPetit essai pour faire passer mes commentaires.amitiés. Ariaga.
RépondreSupprimerYour descriptions are very powerful:
RépondreSupprimer//It was a long and narrow piece of twenty meters, which was weak at heart, whose walls themselves had to endure some heavy pain,//
//The ceiling had fled: it amounted to a height unknown, in the dark.//
//They were facing the ground, they were crying tears secret because a thick layer of dust covering their backs.//
somehow, they make me think of people
people weak at heart
people who have to endure some pain
people whose "ceilings" have fled
people crying secret tears
and then the remaining descriptions
make my imagination go wild:
//There was a chair inside out, the fabric of her ass penetrated head first by an electric radiator smashed. //
//There was a library overturned, but no visible book.//
// A samovar cabossé lay on her. In his erect cock was hiding a tiny érigne qu'Edouard P would have crashed with a gloved finger if he had noticed//
I think of refraction of light, your thoughts
when they enter this glass or water or air medium
--these words-- the thoughts are bent
and then further
they enter my skull
and further, the shapes are changed
a bit disconcerting at first
but intriguing nonetheless
//There will be perhaps a knot to undo, said Shard stroking his beard.
- Make or break, that is often the same.//
A knot to undo...hmmm
make or break being the same--
how?
how could they be the same?
is it because the making of one thing
almost always is accompanied by
a breaking of another?
//She treats me well, and she has a green thumb.
However decoration of the place hurts. //
we buy beauty
with the currency of pain?
//"Tell me about this theory that time does not flow, on which we discussed together at our last meeting,"//
I will go read the other parts of this series
so I will know what has been said about this
theory
this is so abstract and it is hard to think
about this in just one sitting
I mean, I have difficulty imagining time
as not flowing, because I have been conditioned
by the watch, the clock, that tells me
that time moves forward with the ticking
of the clock
and that when the clock stops
then time stops too--
but this must
not be the case
I need to listen more to you
to understand this better
===
your art:
It looks like pieces of a jigsaw
trying their best to fit together
===
thank you for your
story and art