C’est une mer isolée, aux limites tracées hors du monde. Elle ne figure pas sur les cartes normales, celles des forces navales ou des marines marchandes, les cartes d’autrefois ou d’aujourd’hui. Nul ne sait où la trouver. On parvient à ses eaux par hasard plutôt qu’autrement, en dérivant, pas sur un radeau, non ! mais en dérivant sans avoir conscience de sa propre dérive, et puis en côtoyant sans les voir des rivages inattendus et cachés par un éternel brouillard pâle.
Ce brouillard est l’amant indéfectible de la mer isolée. Il forme avec elle un couple fantastique, bien réel, prolifique, dont la progéniture compte les poissons visibles dans la transparence des eaux, et les créatures méconnues des profondeurs vertes, et les monstres rencontrés par des marins malchanceux, au destin malheureux : c’est l’objet des légendes racontées par les vieux loups de mer aux matelots nerveux, pendant que les capitaines réduits à l’impuissance lèvent vainement le poing en direction des flots rebelles au gouvernail.
Le radar, le téléphone satellite, le télégraphe, ces inventions récentes ne fonctionnent pas à l’intérieur du cercle de la mer isolée. Même le stylo bille y remplit difficilement ses fonctions. Mais la prière « passe » ; on dit qu’une embarcation réussit parfois à s’éloigner du brouillard pâle après que tout le monde à bord eut prié Saint Album, au lever du jour, en cherchant le ciel des yeux… toute une huitaine durant.UNE BRUME IMPREVUE
On m’appelle Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides, pour un petit bâtiment de transport, le
Cueillette, qui bat pavillon sénégalais, et qui appartient à un Arménien américain du Liban, monsieur Ambrtian, que je n’ai jamais vu, mais dont l’accent m’est connu, parce que j’entends souvent sa voix à la radio. « Câble, ulcération pour abat-son, macaroniste, » appelle monsieur Ambrtian, et nous sommes quasi sûrs que c’est lui, parce qu’il utilise sa propre version de l’alphabet phonétique, en français. Il veut souvent parler à « Dalle, abat-son, » c’est-à-dire d’Aloyau, notre capitaine, qu’il a surnommé Daloyan, parce que ça lui semble un nom plus familier (il nous l’a avoué). L’équipage a suivi cet usage, et d’Aloyau est devenu
le Capitaine Daloyan, sauf pour Jonglet, l’opérateur radio, qui l’appelle systématiquement
Dalabasson. Mais qu’on l’appelle d’Aloyau ou Daloyan ou Dalabasson, le capitaine reste évidemment le même : un être lourd, physiquement et psychologiquement figé, passif, tranquille et fiable, mais gris, et dur, bien qu’usé ; c’est un morceau de basalte depuis longtemps taillé en forme d’homme. Quant à moi, pour la radio, je suis « Pacifier, labourable. » On m’appelle sinon par mes nom et prénom : Place Guylain ou Guylain Place.
Le second du capitaine est une femme, Aphrissa Ping, dont le prénom laid convient mal à sa beauté. Miss Ping est si jolie, et si jeune (elle n’a pas encore vingt ans) que l’équipage n’ose pas s’approcher d’elle, et c’est tant mieux pour la quiétude de notre groupe, d’autant que le capitaine maintient mêmement ses distances avec la jeune femme. On ignore comment mademoiselle Ping a obtenu son emploi, mais on sait que monsieur Ambrtian l’a embauchée sans la voir. Jonglet, l’opérateur radio, croit qu’il existe un lien familial entre la jeune fille et le patron, mais j’en doute pour des raisons que je donnerai plus loin. Il faut nécessairement décrire la beauté de la jeune Ping : le clin d’œil des hanches, le sourire du dos, l’éclat de la nuque, la courbe du visage, la générosité des lèvres, et surtout la justesse de la poitrine qui met en valeur la fraîcheur du ventre, et l’attrait d’un regard vert, neuf, vivant. Miss Ping passe ses journées longues en cabine, seule avec un oiseau qui chante dedans une cage en osier rose. On sert invariablement à la jeune femme deux repas par jour ; du gruau au miel, le matin, et une soupe aux orties, accompagnée de légumes bouillis, le soir. Elle quitte sa cabine chaque nuit, pour faire le tour du navire en trottant furtivement d’un pont à l’autre, allant de bâbord vers tribord et de poupe en proue, sans que l’équipage sache ce qu’elle fait vraiment ou ce qu’elle espère ou non. Quoi qu’il en soit de son rôle à bord, l’équipage s’adresse à mademoiselle Ping avec le respect dû au second du capitaine.
La troisième personne d’importance sur notre bateau, après d’Aloyau et miss Ping, c’est l’homme de barre, Pierre Margotin, surnommé Margot. Peut-être est-ce lui, le second véritable du capitaine, et une partie de l’équipage murmure que le capitaine véritable, c’est Margot. Il une tête d’assassin, un corps de brute, grand, une chevelure sauvage, des yeux comme du charbon, l’intelligence de l’ogre de montagne, de la magie. Son poste à la cabine de pilotage est occupé par le stagiaire Massue, un garçon frêle, craintif, mais compétant, pendant que Margot s’occupe dans la salle des machines, en compagnie de son ami, Laîche, notre mécanicien. Celui-ci a un assistant, Zani ; c’est un vieillard savant et sage, qui accueille toujours l’homme de barre comme s’il était le capitaine véritable, et pas seulement la troisième personne d’importance sur notre bateau.
Le propriétaire Ambrtian, le capitaine d’Aloyau, le second Ping, l’homme de barre Margotin, l’opérateur radio Jonglet, le mécanicien Laîche et son assistant, le vieillard Zani, le stagiaire Massue, et moi, le chargé des ravitaillements, Guylain Place : ça fait déjà plusieurs noms, mais il faut ajouter ceux du cuisinier Gupta, un Hindou, et de l’électricien Corn, un Anglais, et puis ceux des manœuvres, huit hommes de caractères et de nationalités différentes : Amao, Baargeld, Chûn, Daladier, Ehrenbourg, Fmer, Gallmard, et Hantaï. Nous ferons leur connaissance un peu plus tard. Nous avons aussi un touriste, monsieur Casi, un écrivain franco-argentin, et puis un chat nommé
Scorpion et qui fut amené à bord, parait-il, par celui qu’aucun d’entre nous, y compris le capitaine, n’a vu : monsieur Ambrtian.
. . .
Nous voguions depuis huit jours, ayant quitté Tunis, en Tunisie, en direction de la péninsule arabique, transportant une cargaison de fruits sauvages et de jeux de cartes. Notre voyage allait bien, mais le neuvième jour, à l’aube, Massue aperçut une brume imprévue qui flottait sur la mer, droit devant nous. Il descendit à la salle des machines pour avertir Margotin, lequel ronflait dans un hamac en compagnie de Laîche, qui ronflait aussi. Zani surveillait les dormeurs autant que les machines ; il arrêta le stagiaire avant que celui-ci eut réveillé les ronfleurs, et, apprenant la raison du dérangement, le vieil assistant renvoya Massue en l’assurant qu’une brume imprévue, flottant sur la mer, droit devant, ne signifiait
aucun danger. Vingt minutes plus tard, nous avancions donc contre la brume lorsque le stagiaire remarqua que notre lecteur GPS (le
global positioning system) n’affichait rien. L’ordinateur de bord s’éteignit doucement, et puis l’éclairage électrique cessa de fonctionner. À côté, chez Jonglet qui venait de se lever, la radio était désormais muette. Les moteurs ralentirent d’eux-mêmes, et on entendit une à une les voix des membres de l’équipage (sauf celle du second) qui découvraient en se réveillant l’étrangeté de la situation. D’Aloyau apparut devant la cabine de pilotage en même temps que Margotin. Le capitaine semblait indifférent. L’homme de barre respirait bruyamment, son visage était rouge, ses yeux roulaient. Il fut le premier à questionner Massue sur
ce qui se passait. « Nous traversons une brume imprévue, répondit le frêle garçon. –Une brume anti-électrique ? demanda le capitaine.
–It is impossible ! » répliqua l’électricien anglais. Il venait d’arriver. C’était un bel homme, un barbu, un chauve. Sa dentition était régulière, son nez fin, l’iris bleu. Il avait le teint propre et une élégance naturelle. « Où nous être maintenant ? demanda l’Anglais. –Pas loin de … » répondit le stagiaire, mais on perdit la fin de sa réponse, parce que Margotin fit sonner préventivement la sirène du
Cueillette. Et depuis ce matin-là, la sirène retentit tous les quarts d’heure, de jour comme de nuit, pour réduire le risque de collision avec un autre navire. On n’entend rien d’autre que la conversation à voix basse des hommes, et le chant de l’oiseau de mademoiselle Ping. C’est un drôle d’oiseau, celui-là qui continue à chanter malgré la présence du brouillard pâle qui nous cache la vue du monde. Dans un silence radio inexplicable, nous naviguons depuis huit jours.