samedi 29 décembre 2007

REPAS DE FETE


l’année se finissait… (on la terminait)

dans une rue brune
un poète affamé
échangea quelques mots
contre une créature bientôt morte

“comme tu dors ! poisson,” dit le poète,
“je m’en vais manger ton rêve.”

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[Image: Dans une rue brune par reading_is_dangerous]

vendredi 28 décembre 2007

UNE EXPLOSION LOINTAINE


sur la colline, un manoir
et dans la grande salle, un luth
jouait en solitaire la complainte triste
d’un spectre torturé par la noirceur du silence

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[Image: Lui par reading_is_dangerous]

mardi 25 décembre 2007

AUPRES DE MON ARBRE


Cette grande roue
qui les pressait de lui trouver un sens—
l’année—elle s’arrêtait de tourner pendant
ces quelques jours quand on lui offrait
le cadeau d’une minute ou deux (une heure ?)
passée à méditer sur le sens profond,
mais léger ! d’une vie basée sur l’eau

flocons de neige,
cubes de glaces dans mon verre de fort,
bière d’épinette,
et bientôt ! du suc d’érable…

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[Image : Bleuet Magique de Noël par reading_is_dangerous]

lundi 24 décembre 2007

JOYEUX ANNIVERSAIRE, MAMAN !

C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma mère et pensant à elle, j’ai dessiné ce que j’aurais aimé lui offrir : un simple bonhomme de neige, que j’ai flanqué d’un gamin avec son chien, joyeux. A des approximations de sapins, j’ai accroché des rondelles de lumière pour évoquer les « lumières de Noël » qui clignotent de partout, à cette époque de l’année, laquelle me semble la plus drôle de toutes, cela en raison de sa grande démesure et de ses folies particulières.

En Arménie, on fête (très peu) la naissance du Christ le 6 janvier. La soirée sera donc tranquille, ici, alors que chez vous, au Québec, en Belgique, en France et ailleurs, vous dégusterez probablement de la dinde ou des huîtres, de la bûche avec des chips, en buvant du blanc qui sera peut-être suivi d’un petit cognac additionné ou non d’un cornichon (je brode). Moi, j’ai une bouteille de whisky et du vin rouge (je ne brode plus). J’écoute les chansons d’un poète russe qui habitait en Chine au début du siècle dernier, Alexandr Vertinsky... en me demandant si je devrais ou non tenter de localiser l’église catholique qui doit (?) exister quelque part à Erevan, au cas où je voudrais aller à la messe de minuit (mais j’en doute !).

Les connaissez-vous ? ces paroles qu’accompagnait une mélodie détournée :
Père Noël,
Père Noël,
Apporte des bebelles !

J’ai oublié la suite. Tant pis ! Mais voici : Je vous souhaite des joyeuses fêtes !

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[Image : Bonhomme anniversaire ! par reading_is_dangerous]

vendredi 14 décembre 2007

LES TROIS RONDS BLEUS


Aujourd’hui les nombreuses festivités* prévues pour mon anniversaire empêchent que je termine le nouvel épisode du récit qui s’intéresse à l’étrange Edouard P et au non moins étrange Auguste Shard dit Lejeune, sans oublier madame Libilis, la secrétaire « à l’ancienne », ou l’agitateur politique dont larrivée annoncée ne saurait pas tarder, mais je voulais en quelques mots résumer une idée qui m’est venue en rêve, ce matin, et que je crains d’oublier si je ne la note pas ici : C’est que la mise en scène typique des rêves nocturnes peut être modélisée par le biais de formules mathématiques (qui restent à découvrir).

Et un personnage apparaît ici (jamais autrement qu'au bon moment), et un pan de mur s'efface soudainement (juste quand il le faut), et le plancher se dérobe sous mes pieds (comme dans ce cauchemar
le plus ancien dont je me souviennej'avais quatre ans, c'était voilà trente-six ans.)


*Feux d'artifices, parades, coups de canon, beuveries, des sacrifices, etc.


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[Image: Les 40 ronds bleus n'en font que trois par reading_is_dangerous]

jeudi 13 décembre 2007

TAMBOUR BATTANT


Au jeu du tarot,
pas une carte qui n’arrive autrement qu’à temps.

Et la table elle-même,
qui reçoit les cartes,
elle aussi : arrivée à temps.

Et le plancher sous la table,
et l’œil du devin,
et le miroir de son cœur : pas un battement du tambour
qui n’arrive autrement qu’à temps.

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[Image: Planche de table par reading_is_dangerous]

Note

r_i_d était occupé par une traduction ( « Des portraits du subjectivisme artistique dans l’art arménien contemporain depuis la perestroïka jusqu’à l’État néolibéral »). Son service ‘régulier’ reprendra d'ici peu, aujourd'hui ou demain, mais juste à temps.

dimanche 9 décembre 2007

LAPINS, CHEVRES ET CHEVAUX




V



Le cabinet de travail d’Edouard P était une pièce beaucoup plus longue que large, au plafond haut, perdu dans les ténèbres, aux murs nus et essentiellement désespérés, au plancher couvert des lambeaux d’un tapis persan déchiré, à l’étonnant motif en forme d’oreille, mais qu’on ne voyait guère puisque partout s’élevaient des amas hétéroclites de choses empilées dessus dessous, qui formaient des compositions extraordinaires et d’aspect fantasque d’autant que l’endroit était éclairé d’une seule fenêtre blanche et avare de sa lumière, une douanière du jour, une fonctionnaire vêtue d’un questionnaire, un papier jauni posé sur les carreaux ne laissait donc passer rien qu’une pauvre clarté diffuse, mais qui plaisait apparemment à l’étrange P, ce personnage d’obscurité, ce type massif de cinquante-huit ans aux yeux cernés chacun de vingt-quatre cernes concentriques, des yeux noirs et déprimés ou déprimants, des yeux d’agent intermédiaire entre le monde et son oubli, mais je préfère pour l’instant ne pas en dire trop à ce sujet, car il suffira de savoir que P travaillait pour le ministère du Bâtiment, mais qu’il avait son bureau quelque part au bout d’un couloir gris, dans une aile située à bonne distance des quartiers importants, non pas parce que son emploi ne servait à personne, au contraire ! puisque P occupait une fonction spéciale d’homme à tout faire (ou presque) et la preuve incontestable de son mérite et du respect qu’on lui témoignait est qu’on venait le trouver chez lui quand on avait besoin de ses services, plutôt que de l’inviter à la centrale du ministère, cet endroit bizarre et triste que je visitai une fois y étant entré par erreur, mais c’est une autre histoire à cette exception près qu’à cette occasion je rencontrai pour la première fois l’invité de P : Auguste Shard dit Lejeune, à qui manquaient les jambes en bas des genoux, et qui venait de demander à son hôte de lui apporter ce qu’il nommait une cuvette pour éviter d’avoir à dire un pot de chambre, et P, qui se souvenait d’en avoir un, cherchait ce vase parmi les choses diverses qu’il conservait dans son bureau en expliquant que leurs agencements inusités favorisaient la réflexion.

Près d’un mur, un ancien petit canon de bronze reposait bouche contre terre. Sa fesse unique supportait le pot de chambre désiré ; le vase retourné à l’envers portait sur son derrière un sabot de bois dont le talon servait de piédestal à une minuscule grenouille d’or que P mit dans une poche de son pantalon avant de prendre le sabot qu’il emporta avec la cuvette qu’il posa sur le plancher auprès de Shard qui s’était soulevé de sa chaise pour baisser sa culotte, disant, « Quelle misère qu’il faille encore à l’humanité pousser des crottes comme le font lapins, chèvres et chevaux ! Voilà bien la honte véritable qui descendit sur nous lorsqu’un vieux patriarche, maudit soit-il ! inventa cette fable d’Eve et Adam qui goûtèrent au fruit défendu pour découvrir qu’ils étaient nus, or ce n’est pas la nudité qui nous gène, mais l’acte culminant de l’intestin qui chasse ce dont il ne veut pas et sinon, quelle douleur ! quelles puanteurs ! lorsque la bienséance ou la constipation s’en mêlent ou que le confort d’un salon ou d’une chambre est diminué par l’absence des facilités modernes. Pourquoi n’avez-vous pas fait installer ici des toilettes comme on vous l’a conseillé déjà plusieurs fois ?
– Notre bâtiment n’a pas reçu les autorisations nécessaires, dit P aidant Shard à s’asseoir à califourchon sur le pot.
– Quelle absurdité ! s’exclama le jeune homme en s’assoyant du mieux qu’il pouvait. Où allez-vous ? quand...
– Au troisième étage, chez un bouilleur qui a détourné un gros tuyau, dit l’énorme P se redressant.
– Heureuse crapule !
– En effet ! Je vais maintenant vous laisser seul.
– Mais ne quittez pas la pièce, je vous en prie ! dit Shard d’une voix basse.
– Alors permettez que je vous raconte l’histoire d’un petit canon de bronze, d’un sabot de bois, d’une grenouille d’or et d’une cuvette émaillée portant ces mots : « Son, Sa, Ses, » en lettres de manganèse mauve, dit P s’éloignant.
– Une autre cuvette ? demanda Shard.
– Pas du tout ! C’est celle-là même sur laquelle vous vous trouvez maintenant assis, dit P.
– C’est fascinant, racontez-moi cela ! » dit Shard d’une voix légèrement différente.

Une brève plainte se fit entendre ; on eut cru qu’elle s’était échappée des ténèbres du plafond.



(à suivre)


Les épisodes précédents de ce récit sont :
  1. EH, EH, EH, EH
  2. AMOUR EN CAGE
  3. LE TEMPS NE COULE PAS
  4. TROPOLOGIQUE

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[Image : Montagnes (abstractionnisme naïf) par reading_is_dangerous]

vendredi 7 décembre 2007

JE POURSUIS MES RECHERCHES (FRAGMENT)


...je ne me connaissais pas quand tu me demandas où j’étais. Je partis au loin croyant que si tu ne m’avais pas aperçu de ce côté du monde où nous étions, c’était parce que je me trouvais probablement de l’autre côté. Logique !

Quel voyage ai-je fait depuis ! Je te raconterai un jour mes aventures… parmi lesquelles ma rencontre avec le g… mais tu me presses encore aujourd’hui de te dévoiler l’endroit où je suis. A nouveau je te réponds que je l’ignore, cela à ma plus grande honte ! Mais saches que j’ai fouillé plus de la moitié du monde en vain, et qu’il me parait désormais que je puisse échapper aux regards, le tien, le mien, celui des autres… Hypothèse horrible : J’étais peut-être caché sous nos pas !

Il se peut aussi que ma taille soit telle qu’un seul de mes orteils semble une montagne. Sinon je n’habite pas ce monde, je n’y vis pas encore ou déjà plus et dans ce dernier cas, quel dommage ! Je désespère parfois de ne me trouver jamais, pourtant je poursuis mes recherches.
Dis bonjour de ma part à toute la famille et aux amis. Qu’on ne m’attende pas pour dîner avant un millénaire ou deux...

Je t’embrasse,
Adje


P.S. Petites questions pour toi : a) La solution à tout problème se trouve-t-elle toujours dans un simple changement d’échelle ? et b) Combien de vérités particulières faut-il connaître avant d’en arriver à formuler une vérité plus générale ? Deux ? Trois ? Quatre ?



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[Image: L'enveloppe par reading-is_dangerous]

jeudi 6 décembre 2007

TROPOLOGIQUE




IV



Madame Libilis, la secrétaire « à l’ancienne » d’Edouard P, venait d’entrer dans le cabinet de travail de celui-ci qui conversait avec Auguste Shard, dit Lejeune, lequel avait prédit l’arrivée prochaine d’un agitateur politique, mais sans en préciser le nom. Libilis paraissait affolée. Son regard normalement paisible sautillait maintenant sur place. Ses yeux bleus ressemblaient aux bulles transparentes des écrevisses dérangées. Ses mains—je note qu’elle portait une pierre brillante au doigt, un diamant—ses mains tremblaient comme celles des enfants opiniâtres qu’on a contrariés. Avant que P puisse lui demander ce qui n’allait pas, la secrétaire le renseigna en ces mots, d’une voix dont le timbre ne dépendait plus de sa tête ; elle dit, « Trois vieillards sont entrés chez nous en passant par la porte de gauche ; ils se sont postés en silence, sans me saluer, mais s’entre-regardant, l’un face à la porte qui mène au couloir, les deux autres de par et d’autre de cette porte, l’un de ces deux brandissant un cystotome. J’ai protesté ; ils m’ont fait signe de me taire.
– Sont-ils vêtus de gris ? demanda Shard, et ont-ils le visage couvert d’un loup ?
– Oui ! répondit Libilis, mais comment le savez-vous ?
– Ce sont mes hommes, des assassins, expliqua Shard et se tournant vers P, il ajouta : Ils résoudront la question de cet agitateur politique contre le lequel je vous ai prévenu.
– Comment ? demanda P.
– J’ignore la méthode choisie par mes hommes, mais l’un d’entre eux est un grand spécialiste de ce qu’on nomme la vague des tendons; un autre maîtrise parfaitement l’usage de cette provocation mortelle et appelée l’opposition au cœur, dit Shard.
– Non, dit P, je veux dire, pourquoi ne pas profiter autrement de la situation en gagnant la confiance de l’agitateur, ceci dans l’espoir de mieux éliminer la menace qui pèse sur nos règles de gouvernement ?
– L’agitateur sait pour qui vous travaillez ; il vous serait difficile de gagner sa confiance, dit Shard.
– Pourquoi vient-il alors chez moi ? opposa P.
– Pour demander à l’aide.
– Mais comment ?
– Nous l’ignorons, dit Shard se caressant la barbe.
– Permettez que je lui demande avant que vos hommes n’agissent, dit P en expulsant des volutes d’air épuisé par ses narines (que P avaient énormes, je vous le rappelle.)
– J’espérais cette réaction de votre part.
– Je connais vos feintes.
– Je n’ignore pas que vous savez que je sais que vous savez mon art, » dit Shard en souriant d’une bouche aux lèvres closes.

Il lui manquait les jambes en bas des genoux. Il avait vingt-quatre ou vingt-huit ans. C’était un homme brun, séduisant, mais sa présence inquiétait une majorité de gens, à cause non pas de son handicap, mais parce qu’il émanait de Shard un rayonnement mystérieux, presque effrayant, comme s’il sourdait en lui une justice sortie des profondeurs inhumaines de l’espace et du temps. Les eaux d’un courant si anormal ne pouvait que glacer tout être un peu frileux même après avoir été réchauffées par l’intensité d’un homme tel que Shard, que son destin contraignait à rester assis. Il souffrait d’horribles maux de dos. Comment avait-il perdu ses jambes ? Je raconterai cette affreuse histoire une autre fois. Shard dit, « Madame Libilis, retournez sans crainte à votre bureau, où vous transmettrez de ma part à ces trois charmants vieillards le message suivant : Que leur mission s’est amaigrie, qu’ils peuvent s’en retourner à leurs études de tropologie. Et, je vous en prie, préparez-nous de la soupe pour un, deux, trois, quatre avec vous et notre ami l’agitateur, de la soupe maigre à la betterave si vous en avez de prête, sinon au panais que j’aime bien, avec des cœurs de coriandre fraîche et un peu de miel d’esparcette. »

Libilis afficha une moue rassurée, mais elle tendit la main vers la belette empaillée qui reposait en équilibre sur son ventre sur un pied de la table retournée dans cette pièce où, je l’ai dit, tout (y compris des idées) se trouvait dessus dessous. « Tut, tut, tut, » dit alors P tirant légèrement la langue, « cet animal ne vous servirait à rien, » et Madame Libilis s’en retourna à son bureau sans rien emporter d’autre que les mots du message que lui avait confié Shard. P voulut savoir si l’agitateur politique n’était pas un homme dangereux. « Qui sait ? On rapporte qu'il y a une personnalité magnétique, » répondit Shard, et puis il demanda à son hôte la gentillesse d’une cuvette, s’il s’en trouvait toujours une dans l’étrange fouillis où nous nous trouvions ; car j’étais aussi là, mais invisible et muet. Vous en souveniez-vous ?



(à suivre)



Le premier épisode de ce lent récit vous attend ici.

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[Image : Rendez-vous par reading_is_dangerous]

dimanche 2 décembre 2007

LE TEMPS NE COULE PAS




III



Edouard P entra dans son cabinet de travail. C’était une pièce étroite et longue de vingt mètres, qui faisait mal au cœur, dont les murs eux-mêmes devaient supporter quelque pesante douleur, dont le parquet usé suppliait sous les pas qu’on cessa enfin de lui marcher dessus. Le plafond avait pris la fuite : il s’élevait à une hauteur inconnue, dans l’obscurité. Lorsqu’il arrivait en ce lieu, le visiteur sentait son âme transportée loin des paysages auxquels elle appartenait, vers un nouvel univers inversé au sein duquel chaque objet se trouvait à l’envers sinon renversé sur le dos ou le ventre, sur le côté ou sur la tête. Il y avait dans ce cabinet une table énorme, mais retournée ; ses pieds pointaient vers le haut, et le dessous de sa planche faisait maintenant office de dessus, des choses noirâtres s’y trouvaient empilées, des masques de bois. Ils faisaient face au sol, ils devaient pleurer des larmes secrètes car une épaisse couche de poussière couvrait leur dos. Les pieds de la table portaient chacun un objet : un chandelier à l’envers surmonté d’une bougie jamais allumée, fixée de côté ; un vase retourné et qui avalait la patte qui le supportait, sur lequel était peint cette scène : devant un mur de pierre à moitié écroulé un moustachu au crâne chauve brandissait une lancette en se préparant à opérer la saignée sur le bras tendu d’une paysanne au teint pâle, aux yeux retournés, derrière elle, un cheval était mort les quatre fers en l’air ; autour du troisième pied de la table on avait enfilé une culotte retournée ; sur le quatrième et dernier pied une bête empaillée, du genre belette, reposait en équilibre sur son ventre. On l’eut mieux vue debout. Il y avait un fauteuil à l’envers, le tissu de son cul pénétré tête première par un radiateur électrique défoncé. Il y avait une bibliothèque renversée, mais pas de livre visible. Un samovar cabossé était couché sur elle. Dans son robinet dressé se cachait une minuscule érigne qu’Edouard P aurait écrasé d’un doigt ganté s’il l’avait aperçue, mais tandis qu’il avançait dans ce qui ce qui n’avait que l’apparence d’un capharnaüm, il dirigeait son attention vers le jeune homme barbu qui attendait assis sur une chaise (elle-même assise à l’endroit). Ce jeune homme caressait d’une main nue les soyeuses boucles brunes de sa barbe. Il avait les yeux fermés. Il paraissait plongé dans une méditation profonde. Il lui manquait les jambes en bas des genoux. Il s’appelait Auguste Shard, mais on l’avait depuis longtemps surnommé Lejeune. Quel âge avait-il ? On l’ignorait, mais il avait l’apparence d’un garçon sérieux de vingt-quatre à vingt-huit ans. Edouard P s’était approché à quelques mètres de lui, provoquant les craquements du plancher, lorsque Shard ouvrit enfin les yeux, et dit : « Mon cher Edouard, une question me gratte. Sommes-nous fâchés l’un par faute de l’autre ?
– Mon cher ami, commença P, mais sans continuer, et puis il enleva en les retournant ses gants de cuir granulé qu’il posa d’un geste théâtral sur les cuisses de son invité qui ne sembla ni surpris ni offensé.
– J’attends depuis une heure, dit le jeune homme.
– Cela vous a-t-il aidé à réfléchir ? demanda P enlevant sa veste.
– Sûr que si, mais là n’est pas la raison de ma question, dit le jeune homme.
– Où faut-il alors trouver la raison de votre question ? demanda P plaçant sa veste Élève retournée sur les épaules de Shard.
– Je ne le sais pas encore, mais écoutez cette prédiction : dans quelques heures au plus tard un agitateur politique se présentera ici pour demander à l’aide.
– Mon aide, dit P.
– Il faudra en profiter, dit Shard.
– J’espère bien en profiter, » dit P déroulant un tapis qu’il étendit sur le sol avant de s’asseoir dessus. Et puis il dit, « Je suis votre homme à tout faire.
– Il y aura peut-être un nœud à défaire, dit Shard caressant sa barbe.
– Faire ou défaire, cela revient souvent au même.
– Pensez-vous! Mais j’ai faim...
– Mon assistante va nous apporter la soupe.
– Madame Libilis est charmante.
– Elle me soigne bien, et elle a le pouce vert.
– Cependant la décoration du lieu fait mal.
– Tout ça m’aide à réfléchir, » dit P expulsant des boules d’air par le nez. Elles portaient une odeur de fatigue extraordinaire pour un homme tel que lui, tout massif, tout noir, tout écrasant, lui dont le cabinet de travail était organisé d’une façon si originale, si mystérieuse, si propice à la réflexion et au développement d’idées dessus dessous. « Parlez-moi de cette théorie du temps qui ne coule pas, au sujet de laquelle nous discutâmes ensemble lors de notre dernière rencontre, » dit Shard, mais à ce moment-là madame Libilis entra dans la pièce. Elle n’apportait pas la soupe, et elle semblait positivement affolée.



(à suivre)



On trouvera le premier épisode de ce recit en cliquant ici.

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[Image : Empilage par reading_is_dangerous]