mercredi 31 décembre 2008

LES DIAMANTS DU NOUVEL AN




Le pied nu sur du verre mince, au-dessus d’un gouffre, à quatre cent mètres du bord rocheux situé devant vous. Des mains griffues tombent sur vos épaules, aux ongles noirs, à la peau violacée, aux coudes terminés par des moignons de méchanceté.

Le verre a promis de ne pas céder, mais comment lui faire confiance ? Vous secouez vos quatre cent kilogrammes de chair et d’os. Vous poussez un orteil inquiet. Vous faites un pas. Les mains griffues grattent le verre, se changent en poings, frappent la surface mince qui vous soutient au-dessus de l’abîme.

Le bord rocheux. Un pied nu. Le soulier lancé au visage d’une chaussette. Les moignons de méchanceté. Les coudes en poings. Mes quatre cent kilo de fatigue. Il pleut des images incompréhensibles pendant que je peine à avancer. Des visages aux yeux noirs. Des fronts violacés. Des volcans de pleurs. Des carreaux aux poumons.

« Pourquoi écrire, » s'interrogeait un orteil, « sachant que tu ne seras pas lu ? —Écrire pour écrire comme on lit pour lire, » répondait l’abîme. Le nouvel an commence ici, sur tes épaules, au prochain pas, sur la mince surface du monde. C'est un diamant immense et plat sous la cloche du pied. Je vais sauter...



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[Image : Redemarrage par reading_is_dangerous]

vendredi 26 décembre 2008

PETITE CHEVRE DEBILE





chus percé
au plafond un trou
ch’tombe goutte à goutte
su’ ta tête, petite chèvre

des fromages à abeilles
puent la belette, les fracas
des chars qui se foncent dessus
pour te gagner, mon amour

ta langue est une guèpe
ben morte, emportée par le vent
j’la vois qui s’en va du plancher
le bois crie : Aye !

c’t’un banc de neige à épices
tu’l goûtes, ça t’fond dans bouche
comme une plante à jello, tu vois
ce que je veux dire

c’t’un jeu roche papier ciseaux
dans ton sac t’as un peu de chaque
pis une main que tu peux jouer
qui pogne la mise de l’autre

les mains viennent des Gidis
c’est pas facile d’en accrocher un
y a des Gidis bleus, des Gidis verts, des rouges
les plus rares sont blancs, et pis les violets !

ils te sautent au cou, les méchants
t’as le temps d’une dernière respiration
pis c’est fini, la main du Gidi t’a eu
te voilà dans l’autre monde

chus percé, un trou dans tête
ça coule à l’extérieur
chus par là-bas, dans une zone bizarre
où ce que les baleines chantent en bossant

elles vendent de l’or pis de l’argent
ça te coûte, mon ami
la richesse, c’est pas gratuit
c’est un secret pas mal ben cher

tu peux te pogner un œil qui voit
la mise de l’autre, roche papier ciseaux
comme ça tu sais quoi jouer à l’avance
pis tu gagnes toujours

petite chèvre débile, tu comprends rien
mais mes Gidis pis moi, tout ça
c’est ta maison, ta chambre, ton lit
ton estomac de douceur bien rempli

si je savais écrire des poèmes
si je pouvais t’enlever ton bikini
si j’avais tes fesses dans une main
si tu me disais : « C’est parti, mon kiki ! »

si la neige tombait dru
par le trou du plafond, sur ta langue
dans ton esprit, un flocon
l’explication universelle que t’espérais

chus une lampe qui fait du noir
chus une bombe qui donne de l’espace
chus une rivière escaladeuse
chus un train de mots qui fait tchou-tchou

sur le rail tu poses ton cou
la nuque ton dos tes reins la craque
le trou du plafond par lequel je passe
pour te dire coui-coui, chus un oiseau

mes ailes j’en ai trois
deux qui volent pis une de spare
dans la vie, faut rien attendre
mais tout est beau comme une ligne

j’avais des cheveux, ils sont partis
j’avais une façon de tourner mes phrases
j’avais du chien, un corps de cœur
du poumon pour crier contre la falaise

chus un coureur des bois, j’avale des flèches
la neige me glisse dessus, elle est gentille
je réfléchis pas avant de parler
chus un raisin qui tombe dans une bouteille

les lumières de Noël me disent combien
mon père, ma mère m’aiment
dans le salon la pile de cadeaux
chus encore là—déchire le papier, déchire !

j’ai jamais voulu faire du sens
parce que c’est clair que le monde en a pas
j’empile des mots jusqu’au plafond
pour le boucher, c’t’estie d’trou-là



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[Image : Lustre chez M. l'Ambassadeur par reading_is_dangerous]

samedi 20 décembre 2008

L'ECHELLE DU THORAX




La joie d'augmentation
dans les veines, les tuyaux, les pipes

Tu es un type nu, gras
un corps de ciment

Le niveau des flots
au bord des cités nerveuses, occupées

Tu méprises l'instant
quand on t'invite à t'asseoir

Le prix des plaisirs
dans ta poche, des mouchoirs malheureux

Tu connais la fille morte
et les caresses du nez

Le volume des grincements
dans la nuit du jour, des pleurs de bébé

L'être abandonné sera roi
si tu le portes

La roue du changement
sur une carte, au milieu du tarot, devineresse

Elle disait, "Nous sommes des vers
de traverse du temps."

La crevaison des coeurs pneumatiques
et le matracage des ballons de sentiments à clous

Le petit suce l'espace et du lait de vaches mortes
au fond des yeux, cette légendaire lueur

L'amour des poumons
dans les draps et les trainées jaunes, puantes

Le père est passé par là
au creux de l'après-midi quand les pleureuses mangeaient

L'échelle du thorax
te donne à boire de l'espoir, des mamelles

Les brises de respiration
portent des mouettes intérieures, fortes

Les eaux crevées de tes pensées
soulèvent mes membres –Allons !

Le feu lent de tes entrailles
me donne une histoire, des mélanges de pronoms

La génèse de la joie
se raconte en personne, sur papier bon

C'est un système philosophique
tenant sur des articles définis

Des personnes montées sur des personnages
le monde et l'enfant

Définis !
Et les mots suivants



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[Image: Système philosophique par reading_is_dangerous]

jeudi 18 décembre 2008

ESPA AVAIT UN DEMI PIED



Espa avait un demi pied. Son esprit faisait le dessus d’une table et la surface d’une carpette, mais on le trouvait parfois sur le verre d’un écran de télévision ou à l’intérieur d’une ampoule électrique. Son nez avançait, le coin d’un monde reniflant. Espa humait la vie sérieusement, avec beaucoup de curiosité, combinaison d’atomes par combinaison d’atomes. On le découvrait par hasard comme on l’aimait inconsciemment.

Espa dérivait en vous. C’était une bouche au plancher, des lèvres creuses, des dents d’écailles, un être poil. Il vous descendait du dos. Il fermait les portes de la mémoire contre toute intrusion. Il exigeait un mot de passe inconnu, imaginé par lui, un mot impossible à prononcer à voix haute ou en pensée. Des accumulations de lettres, des idées écrasées, des vérités difformes dansaient en lui.

Espa prenait mesure des choses. Des pépins de poire lui servaient à établir la circonférence des océans disparus des planètes et des lunes. Espa traversait l’espace, les poches remplies d’yeux, une montre au ventre, des coulis de serpents dans les pattes. Il parlait en langue gazeuse à propos du lait des vaches mortes de Tchernobyl et des ions fluor ajoutés à l’eau distribuée aux prolétaires pour en faire des cuillères, pas des couteaux. On ne comprenait rien à ce qu’il disait de son demi pied, Espa.

Il réfléchissait en surface, pour saisir l’intérieur. Son nez aspirait l’air de la vie, une boucle de mouvement, le passage des créatures pressées contre le vide. Il accumulait chez lui des mémoires à pattes, des atomes partis à la dérive, des ampoules de bouche. Espa exploitait ses trésors comme d’autres exploitaient les artéfacts gardés dans les musées. Des bites de plastique séduisaient des jeunes femmes effrayées par l’épaisseur des jeunes hommes. Les contemporains d’Espa l’étaient de moins en moins, contemporains les uns des autres. Le cocooning influençait l’espèce humaine, devant Espa ; ça lui donnait froid sous le menton.

Des poils de pensée. Des frémissements de pardon. Des centaines de milliers d’hommes mourrant sur une croix. Ils sont tous morts pour nous, pour la construction d’un monde basé sur l’élimination des sujets soumis, transformés en objets de la Loi. Des lettres capitales, majuscules, qui pesaient gros sur la pochée d’yeux d’Espa quand il traversait les cieux. « Je suis un bolide, » songeait le demi-pied, « forcé d’emporter des séries de canons. »

La pensée d’Espa explorait des étendues situées en dehors du réalisme. L’ordinaire, le vrai, la représentation du vrai, la propagande : Ces manipulations, ces murs échouaient à le retenir. Espa dépassait librement toutes les distances de la raison. Il s’inventait des syntaxes comme des couleurs. Il niait l’existence du point. Toute description de l’univers lui semblait louche ou limitée à l’expérience trompeuse des longueurs du temps.

« Le temps ne coule pas, » répétait Espa. Nous sommes figés. D’un instant à l’autre comme d’un endroit à l’autre, ce sont les copies imparfaites, les échos flous d’un premier cri ou d’une seule note, le chant d’un verbe. La multiplicité apparente de la Création surgit d’une oscillation entre le Néant et son absence : L’absence de l’absence. Cette vibration nous parvient : Voyez l’adoration des bites de plastique ! Les phallus d’ange, les membres électriques sont omniprésents depuis que Dieu est mort. Tant mieux !

Espa savait à chaque pas combien inutile et vaine est l’attente d’une révélation post-mortem. Le mort est mort. L’arc, le champ électromagnétique où vit la conscience de soi disparaît à l’instant du décès, et ç’en est bien fini de la préhension de l’instant et de soi-même. La révélation, l’illumination descend sur les épaules vivantes du marcheur. C’est une charge joyeuse et qui vous pousse vers le haut, en direction de la Lune, et vers Saturne, et Pluton, et les corps sans nom.

Nous baignons dans l’éternité, vivants, sorciers des lacs, sorcières des rivières, à condition de rejeter ces craintes enfantines qui nous trouvent sous les jupes des idées de l’âme personnelle. Pas de dieu perso ! « Mon royaume n’est pas de ce monde, » déclarait autrefois Espa. Il régnait sur les surfaces, à l’intérieur des ampoules électriques, sur la lumière. Il portait des sacs de peau, des épidermes de souffrances, des poèmes monstrueux, les enfants animés d’une ronde autour du nœud—l’ombilic—qui attache ce qui est à ce qui n’est pas.

Un tapis de glace, mouillé, glissant, une étendue d’eau mortelle sur laquelle un souffle peine à se maintenir. C’est Espa qui sautille sur son demi pied, posant cette question : « Est-ce ou n’est-ce pas ? » Un canon de silence rugit. Sa réponse veut tout dire.



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[Image : Une demi porte]

dimanche 30 novembre 2008

LE VASE ROSE




La forêt du Nord s’étendait autrefois sur quatorze régions dont l’une, nommée l’Ecume, constituait l’orée des bois, face au Désert Electrique. Dans l’Ecume poussaient des mousses qui sortaient d’entre les arbres, et quelques taillis dispersés, aux projections chétives, mais rien d’autre. Dans l’Ecume, au hasard d’une chasse aux céramiques sauvages, la fille Bourbon trouva un homme endormi. Or c’était la première fois qu’elle voyait l’un des habitants du désert, car ils se faisaient rares et souvent invisibles. La chasseuse s’était assise...

Le dormeur enroulé dans une couverture respirait légèrement. C’était une couverture « boa » d’une sorte que Bourbon ne connaissait pas. Elle tenait chaud, mais sa longueur insuffisante laissait paraître les orteils nus de l’homme. Ils étaient dix boutons roses et immobiles sur le sable noir du désert. Bourbon les surveillait depuis une demi-heure quand un mouvement de tête attira son attention, et puis elle aperçut une paupière se soulevant pour dévoiler la pépite dorée et le disque insondable d’un œil qui lui dit : « Je renoncerai à poursuivre mes rêves, si tu restes avec moi. » 

La fille se leva. Huit mètres la séparaient de l’homme réveillé. Pareille distance convenait à cette situation, quand une fille des bois rencontre un inconnu dans son sommeil. Il faut savoir qu’on respectait plusieurs usages, dans ce pays, parce qu’on était convaincu que les règles de conduite personnelle facilitent la vie en société. Les huit mètres évitaient que les mal réveillés se méprenassent sur l’identité ou les intentions d’une apparition imprévue.

« Je renoncerai à poursuivre mes rêves, » avait dit l’inconnu. 

« On peut les attraper au collet, à l’aide d’une reginglette à songe, » répondit Bourbon. 

« Vrai, » dit l’inconnu, se levant, « mais il faut pour cela une cordelette dorée. »

Sous la Boa l’homme du désert était nu (comme ses orteils), mais soudainement il disparut, et sa couverture avec lui. Bourbon cru avoir rêvé, mais en examinant l’endroit où s’était tenu le disparu, elle constata du bout des doigts une certaine chaleur du sol. Alors un tourbillon de vent lui remit un papier de soie porteur des mots suivants : « Tu es ce vase rose dont la forme unique conserve cette part la plus désirée du vide. »

Dans la clarté du ciel, un nuage pourpre évoquait étrangement une églantine.
 


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[Image : Porte réciproque]

samedi 29 novembre 2008

LA SYNTHESE DE NOS ELANS




Leur lit ou une poire douce de bien-être. Des feuilles vertes à la place des sentiments. Des émotions ou le nectar de pensées. Le nid des nez. Des mentons heureux. Bourbon et Telemind endormis glissaient d’un nuage de soi à l’autre. « Je suis… » et « Nous sommes… » allaient leurs songes, des débuts de récits instantanés, des spectacles improvisés de participes, lesquels servaient à des définitions ou des identités. « Je suis… volant… » et « Nous sommes… bataillant d’amour. »

Bourbon, c’était la fille. Telemind, c’était l’homme. La femme. Le fils. Le garçon. Ils voyaient le visage de l’un sur les épaules de l’autre. Le bout des doigts disait « Je t’aime ! » 

Leur bonheur était affaire de bouts.

Il n’y a pas d’âme. Nous sommes les maîtres de la réalité. Nous dominons le monde à condition de percevoir sa partie la plus rapprochée : Notre personne subjective. Le soi de soi, cet équilibre ou cette tige qui tient en équilibre, qui ne peut tenir en équilibre que sur l’extrémité d’une pratique aimante des exercices de l’assouplissement des membres de la préhension du réel ou de l’espace déployé. « Vous avez des doigts d’antenne, » disait Bourbon. « Je suis Telemind, » répondait Telemind.

L’esprit se projette à distance comme une clef volante, mais sans corps saisissable. L’insaisissable oiseau aux ailes d’imagination et de mémoire. Autrefois on envoyait ses enfants à la chasse de l’être volatile, par monts et vallées, parce que c’était l’expérience la plus instructive. La chasse à l’oiseau serpentaire. Il fallait souvent des années pour que… L’enfant partait. On ne le revoyait plus. Un jour, une personne adulte paraissait au seuil de la maison… On échangeait des larmes et on lançait des fêtes grandes de joie.

Il n’y a pas d’âme personnelle. Il n’y a qu’un corps simple, indivisible, élémentaire, unique, divin. On ne peut rien enlever à l’univers. On ne peut lui ajouter rien  qui ne lui appartienne pas déjà.

Déjà.

Autour du vide le cercle danse : La Ronde. Pendant les millénaires on adorait l’oignon dont les voiles retirés un à un laissent derrière eux la révélation de l’Absence. On éleva des oignons dorés pour les surmonter d’une croix pour symboliser la victoire de l’amour sur l’absurdité relative du Néant. « Mon sauveur, » disait Bourbon. « Mon rivage. » 

« Ma vague. »

L’eau de mon eau. Ta salive mélangée à ma salive. Ton cristal accouplé au mien. La synthèse de nos élans. 

Bourbon avait des mèches blondes. Elle chassait les céramiques sauvages en dégageant des places propices à la venue de terres cuites, dans la forêt du Nord. Au Sud, de vastes déserts agissaient. Telemind originait de celui-là : Le désert électrique.

« Mon grain de riz, » chuchotait Bourbon, une main sur son ventre.



 
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[Image : Portrait du désert électrique]

vendredi 28 novembre 2008

L'AMOUR EST UNE AFFAIRE DE BOUTS




Elle lève un bras. C’est une peine. Dessus le bol du héros, la sorcière dit : « Pour toi, cadeau d’immortalité ! » et lui réplique : « Merci ! Mais c’est trop ! Pour mon bol de peines… »

Elle sourit. Miss Bourbon aux jolies mèches, la chasseuse de céramiques sauvages. Une ombre blanche. Un passé ou un sentier. La femme des Bois du Nord. Le hurlement jamais entendu d’une insectoine à fourrure verte.

Telemind superposait des blocs de résine. Il chantait : « Quand tu ne comprends rien, … » et les murs de la maison tremblaient. Dehors la nuit neigeait. En tombant les flocons obéissaient à des calculs savants.

C’est une peine lourde ou un carcan. Un dialogue intérieur comme le pont de l’identité ou de la conscience de soi. Une danse au crépuscule. Une cérémonie matinale. Un poème nocturne jeté au sol. Un mouchoir de papier. Un canon à idées recyclées. Une combinaison rare qui vous force (qui vous forçait) à revoir la réalité avec des yeux mous.

Il y a cette différence entre l’éternité et l’immortalité. Nous avons la première, mais c’est vraiment la deuxième qui nous fait baver de faim. Telemind dit à Bourbon : « Viens près de moi, petite télomérase ! » Les blocs de résine prennent le bord du matelas du lit de Telemind et de Bourbon.

L’amour est une affaire de bouts. Dans un bol bleu, des pépins s’agitaient comme par magie, certains d’eux-mêmes et de leur mission. On fera des insectes à poils pour qu’ils vivent au chaud, sans peine.


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[Image : Dans un bol bleu]

jeudi 27 novembre 2008

TELEMIND ET LES ARBRES VOLANTS




Lisant les textes d’un ami disparu, il trouva ces mots : « Lisant les textes d’un ami disparu, il trouva ces mots… »

Une veine palpitante appela jusqu’à la tempe l’index de sa main droite. La sueur mouillait son front. Il se souvint de ces repas piquants qu’il partageait autrefois avec son ami, lequel ne semblait jamais souffrir du piment. Mais il y avait cette histoire d’un plat avalé avec difficulté, dans un restaurant indien, un plat à vous brûler les lèvres. « Il était en compagnie de cette Japonaise, » se rappela le lecteur. « Celle qui… »

Dehors la nuit neigeait. Le trait d’un projecteur révélait des grands arbres qui voulaient s’envoler à la conquête du ciel. « De l’apesanteur, » songea l’homme à la veine palpitante. On l’appelait Claumand. Il ne travaillait pas.

Plus tôt il avait vu dans un tunnel une vieille femme assise et qui pliait du papier en fleurs qu’elle déposait sur une boîte de carton placée devant elle et contre un mur, devant la foule des usagers du métro dont la plupart rentraient chez eux après une journée de travail. Le visage de la femme était resté caché dans une écharpe grise de laine folle qui venait d’un mouton probablement mort depuis longtemps. Claumand pensait à son ami disparu.

« Nous sommes tous déjà morts, mais en vie devant l’éternité, » dit Claumand à voix basse. Ces mots reprenaient une formule ancienne et chère à l’ami disparu. Il s’appelait Telemind. C’était un nom horrible, mais on s’y habituait comme aux fleurs de papier et aux arbres volants, aux plats japonais de neige et aux lèvres brûlantes.

La sphère du temps bourrée d’espace tient en équilibre sur une verge éternelle. Le rayon de l’univers, divisé par la vitesse de la lumière, égale la durée du monde. L’obscurité mène le voyageur à des questions. On peut s’étonner de l’explosion d’une bombe, à l’autre bout du monde, tel matin, et mourir plus tard, en début de soirée, dans l’explosion d’une bombe arrivée sous vos pieds. « Je ne comprends pas ce que tu écris, » réfléchissait Claumand, et puis il s’endormit. Il rêva que des eaux surgissaient de son ventre et sur cette rivière son âme naviguait ; un petit bateau de papier chargé de mots, armé d’un seul canon, mais il était très lourd...



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[Image: La voie]

mardi 25 novembre 2008

L'ARAIGNEE DE L'HOMME




le ventre, organe de la respiration
garde le foie, siège de l’âme

l’amour naît dans la poitrine
le cœur est paradoxalement éclaireur et sentinelle

les épaules portent ton destin
le cou oriente ta vie

ton nez habite la bouche, entre les dents
les yeux appartiennent aux narines

ta voix descend du front
jusqu’aux joues qui soutiennent le squelette

et puis tu découvres ta troisième oreille
dans la paume de tes mains réunies

le passé reste sous tes pieds
sur tes genoux, l’avenir sautille

ah ! ces doux picotements du côté...
tu reviens au yoga



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[Image : L’araignée de lhomme]

dimanche 23 novembre 2008

NEANT DE RIEN




ayant mis pied à terre
la raison me vient
la connaissance de soi :
« Je suis de l’eau. »

l’onde construit un bateau
vogue sur la rivière
par les deltas
par la mer

un vaisseau ou une âme
cette coque est ailleurs
nous la pondons demain
là quand la terre loin d’ici…

l’insubmersible projection
de l’eau arrachée à elle-même
elle a des pensées d’eau, la vague
elle implore : « Sauve-moi du rivage ! »

navire que j’ai rebaptisé Néant de Rien
pour le monde, l’expression d’une vérité
et il flotte, le vide sur le vide
surgissant gracieusement de l’abyme



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[Image : Méditant sur le quai]



extra:

Les termites traceurs
Traversent le bois du monde
Pour ouvrir ces galleries
Où ma chérie et moi buvons
L’un derrière l’autre
Invariablement
Nos éclats filants, liants
Spectres d’amour

...des mémoires d'eau

vendredi 21 novembre 2008

LE PANIER A ROUES



c’est une grande place, en Russie
où viennent les commerçants et leurs clients
j’achète une table en contreplaqué

il neige une grisaille pure
j’avance sur la trace des pneus

à l’orée du bois : Surprise !
le fantôme d’un loup ?
non ! C’est un panier à roues

il est vide
le monde tourne autour de lui



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[Image : Carrosse]

TOUTE LAIDEUR EST DISPARUE




cette nuit est la pièce vide
où toi et moi nous rencontrons
pour nous parler du dernier jour
quand nous étions encore des inconnus

c’était aujourd’hui la première neige
la bourrasque ralentit mon pas
mais je ne crains plus de traîner en chemin
depuis que j’ai trouvé la voie

tu es ici
toute laideur est disparue
les créatures humaines tombent
comme des flocons de soleil après minuit



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[Image : Nourrir le feu en prévision du froid]

mardi 18 novembre 2008

EMBARCATIONS PARALLELES




la traversée matinale du grand pont de pierre
t’amène à passer devant la haute cathédrale
comme les eaux turbides de la rivière
t’invitent à plonger en toi-même

depuis toujours les rives ou tes reins
contiennent ou mènent ton courant

mais tu quittes enfin les flots
pour jeter ce pont sur ton passé
et demain tu monteras à bord d’un bateau
ou tu marcheras sur l’eau

l’objet de tes désirs existe
et tu le sais !



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[Image : La Moskova devant chez moi]

lundi 17 novembre 2008

SUR LA RIVE




assis pour rien depuis qu’il n’écrit plus ;
ses nuits sont vides de sens


et puis on lui raconte cette histoire

d’ivrognes jetant des ivrognes à la rivière


alors son thé lui fait horreur—
le goût de l’eau de la Moskova
!

mais il avale une gorgée
...
encore une autre



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Image: Fleur de drap

lundi 15 septembre 2008

LES CHAMPIGNONS D'OEUF




le cou tordu d’amour d’une chaise des plaines
découverte lors que nous chassions
des céramiques sauvages
Bourbon et moi
nos corps enlacés comme l’œuf et la vérité

« ils n’aimeront pas, » disait la fille
« quoi ? » demandais-je
« que tu ne dises pas… » disait Bourbon

nous répétions souvent ces dialogues
écrits sur la plage
pour des étoiles de mer que nous dressions
pour le cinéma
qui ne savait guère
ce qu'il voulait jouer, à cette époque
après toutes nos misères

le monde
disait : « … »

J’ai oublié ce que le monde disait
ou
franchement je n'en ai jamais rien su.

mais elle disait, Bourbon disait :
« les récits, les romans font des mares
ou des lacs où se reflètent parfois
des paysages extraordinaires,
cependant que la poésie est ce verre d'eau
où se reflète seulement la soif. »

laquelle soif...?

or la chaise des plaines
gisait
le cou tordu d’amour…

et Bourbon, ses mèches blondes
avaient pondu une vérité comme un piège—
le piège d’une vie au bout du bec—
cependant que nous attendions
la venue des céramiques sauvages…

elles avaient soif, nul doute
ou faim de champignons d’œuf authentique



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[Image: La vérité par reading_is_dangerous]




lundi 8 septembre 2008

JE NE PEUX LIRE QU'EN ECRIVANT



Je prends la ville de Moscou. Les distributrices automatiques de journaux, dans le métro. Les rampes des escaliers mécaniques qui descendent à des centaines de mètres sous terre. Ceux qui montent voisinent ceux qui descendent. On a donc la joie de voir de près des milliers de visages qui passent devant soi, à quelques mètres de distance, mais ce ne sont pas des moments qui durent.

Je prends ces maisons aux murs peints de couleurs tendres. Je prends ces façades recouvertes de panneaux publicitaires immenses, aux visages, encore des visages, de grands frères et de grandes sœurs en beauté. Les sourires disent le bonheur de ces gens qui savent nager dans leur baignoire ou qui ont la réussite collée au corps, comme un aileron.

Elles sont des requins, la nuit, qui tournent autour des hommes en cravates, sans s’intéresser beaucoup à moi: Le mal rasé, qui va à pied, empruntant le métro. Les requines vous disent leur prix, c’est pour la nuit. « Elle commence quand, la nuit ? » ai-je demandé. « Tout de suite, mon choux ! » dit le poisson. Je vis heureusement sans cravate.

Je mange ici des fruits de mer, sushi, sashimi, et les filets de saumon. Je ne touche ni aux poulets ni aux œufs, et j’essaie d’éviter les autres viandes, et les produits laitiers, sauf le fromage, mais le pain, j’en mangerais s’il y en avait du bon. Il y a le noir, petit, qui sent bon, que j’aime bien. Je fais mes provisions au marché du coin, en parcourant les allées jusqu’à la section fruits et légumes où je prends invariablement des tomates et des poires, un citron, des champignons, une laitue…

Une bouteille de vin. La vodka règne ici, au travail, de semaine en semaine. Une bouteille ne me fait pas peur, mais la deuxième, oui. On me dit toujours que j’ai choisi la mauvaise bouteille, la petite. Il faut la grande, une deuxième grande, ou du cognac. Il me rappelle l’Arménie.

Le samedi, le dimanche, je me repose en faisant rien. Je joue avec les mouches. J’attends la venue du soleil: Il tombe devant moi. C’est un spectacle émouvant que la disparition du soleil après une journée passée à l’intérieur de sa maison. Le soleil s’en va, et avec lui, le jour, une journée.

Les journées n’apportent guère que d’autres jours.

Je dors souvent sur le canapé, mais au milieu de la nuit, je me lève pour aller au lit. D’une façon bizarre, je me réveille chaque matin, à huit heures seize minutes, sans l’aide d’un cadran réveil ou d’un rayon de soleil. Ce n’est pas non plus les aboiements d’un chien abandonné à son sort qui me réveillent ; autrement dit, j’ignore la raison secrète de ce petit miracle, mais l’important est que j’arrive à l’heure ou presque à mon bureau. On s’en souviendra : Je n’avais plus travaillé depuis quatre ou cinq ans.

Le bureau est au premier étage d’une maison située sur cette rue nommée La Dernière rue. Ce n’est pas loin de la Rue du Tuyau, pas loin du Boulevard Fleuri. Je marche rarement au hasard, par que j’ai fait l’acquisition d’une carte en forme de livret, très pratique, pour une fraction du bidule électronique qui indique votre position exacte et les virages à ne pas manquer pour arriver chez soi. Ce bidule-machin jouit ici d’une grande popularité, surtout auprès des automobilistes.

Je suis piéton, et ça me va bien, et sans doute que ça m’ira encore mieux en hiver, quand la neige réduit la rue à un sentier étroit, et que la glace tombe du pare-brise sur votre nez.

J’ai vu un chien philosophe, l’autre jour, qui s’était allongé à l’endroit exact où tombait—non pas la glace—mais le soleil du matin.

Maintenant il faut dormir, parce que demain, La Dernière rue. Et donc le canapé…



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[Image : Homme, la nuit blanche, une poire-soleil par reading_is_dangerous]

jeudi 4 septembre 2008

PAR LA PAUME



Bourbon mâchouillait un soulier, assise sur le sol gras.
-Que fais-tu ? demandai-je.
-Je fais changement, répondit-elle.
-Alors prends l’un des miens, de soulier, dis-je.

Elle prit ma chaussure droite, sans attendre, avec la chaussette. Je me retrouvai agréablement un pied nu. Mes orteils respiraient !
-Tu n’as que ta vie, dis-je à Bourbon en caressant ses mèches blondes.
-J’ai moins que ça, dit-elle d’une voix sourde.

Ma chaussure disparaissait peu à peu…
-Je n’ai que ma voix ! continua Bourbon. Ma voix dit oui. Ma voix dit non. Ma voix dit peut-être… Ma vie sont les morceaux d’un ballon crevé au laboratoire du monde.

Elle posa ma chaussure grignotée et puis elle étira son corps merveilleusement beau, en soupirant d’aise.
-Ta vie sont des morceaux ? dis-je, étonné. Cette conjugaison nouvelle me plaisait.
-Et puisque je ne les tiens pas tous en main, elle n’est pas vraiment ma vie, dit Bourbon.
-C’est une façon de parler, dis-je en reprenant ma chaussure.

Il restait de quoi mettre. Je me chaussai ; mon gros orteil transparaissait.
-J’ai l’air d’un clown, dis-je.
-Le costume du philosophe, dit Bourbon en souriant.
-Il me faudrait un ballon, dis-je en m’assoyant près de la jolie fille.
-Vert comme une oreille d’éléphant, la plante, dit la belle.
-Et léger comme une antenne de papillon, dis-je.

Elle tira un dé de sa poche.
-Tu le lances, dit-elle, et s’il tombe sur Un, nous baiserons.
-Dans le noir, alors, si nous baisons, parce que sinon nous ferons attraction.
-C’est un grand mystère, dit Bourbon. La foule s’intéresse à l’amour, mais nous lançons toujours nos enfants à la guerre.
-C’est parce qu’il y en a trop, des enfants, dis-je en prenant le dé. Nous le savons instinctivement, mais le reconnaître à voix haute serait trop affreux. C’est pourquoi nous nous taisons pendant que les petits meurent en silence.
-En silence ? dit Bourbon.

Ce n’était pas tout à fait une question.
-Ils poussent toujours des cris touchants, mais nous n’entendons guère, philosophai-je.

Je lançai le dé. Il tomba magiquement sur Un.
-Trouvons la nuit, dit Bourbon, et puis elle se leva en m’entraînant par la main.

Par la paume, je devinais son cœur battant.



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[Image : Le bras de la femme dragon par reading_is_dangerous]


Concerto, Op. 24, I - Webern, Anton

mardi 2 septembre 2008

LES MAINS JOYEUSES




Je suis crevé ! Quand tu lis ces mots... Tu voudrais trouver ici des phrases géniales, quelque chose de neuf, mais que tu puisses reconnaître comme authentique, du vrai, des paroles pour des pensées capables d’indiquer la voix d’une meilleure connaissance de toi, sinon un rire.

Un guépard courrant la plaine de ta lassitude, ton ennui. Un papillon léchant la fadeur nutritive de tes prévisions. Tu lis, plein d’espoir, pourtant que tu songes déjà à tourner la page. Tu dois t’en aller. Quelque chose attend ton arrivée.

Tu dors sur le canapé. Ton linge grimpe sur toi, te dévore, pénètre la caverne de tes pensées nocturnes. Le coton t’étrangle. Tu meurs, cependant que la nuit passe. Un coup de vent arrache la porte. Il entre un mur agité, une surface affamée, envieuse de tes dimensions, pour te saisir à la gorge, ta vie, ton souffle, cette façon de regarder le monde, ton œil, le miroir. Tu me dis : « Non, ce n’est pas comme ça, » mais il est trop tard. Une montagne m’est tombée dessus, la nuque, cet endroit délicat, une fracture qui fait mal, un genou à la place du cerveau, un pli au lieu de soi.

Je tremble, crevé. Des bouts de papiers cherchent un stylo, le rescapé d’une guerre cruelle contre les armées de l’encre. Les mots disaient des biographies impossibles, des vérités fantaisistes, des possibilités troublantes. J’étais un téléphone, vivant, du premier jusqu’au dernier modèle, mais tu ne me reconnaissais plus.

Dans le métro, je te vendais des journaux pour t’occuper l’esprit, parce que le temps laissait sur toi sa marque, une trace, une cicatrice, un pli. C’était une lame, ma langue passée sur ta poitrine, un jeu de quilles. Tu étais ce gnome que j’admirais au fond du tunnel de mon désir, le parfait creuseur des allées du plaisir, une rampe pour me garder du précipice de l’absurde, une raison d’aimer le monde, une étoile unique pour éclairer l’univers plongé cruellement dans l’obscurité. Il est venu ton ventre pour nous donner vie, une charge, du dos, des épaules qui savent le devant, le derrière, le dessus, le dessous.

C’était une table dont la présence évoquait la disparition, un jour, de mes pauvres épaules. La table souriait, façon de dire : « Je sais, petit, je sais. » La table savait, depuis que ses pattes plantées au milieu du sol, au centre de la terre, sur les Quatre Points de l’Univers, depuis qu’elle savait bien, la table, ce que tu espérais trouver dans ces mots. « Je sais, petit, je sais. »

Tu te promenais l’autre été, en ma compagnie dorée, de bronze, d’argent. Dans la saison belle les oiseaux chassaient et les moustiques connaissaient le bec, l’estomac, la fin. C’étaient des craquements d’ailes échangés contre des chants pour nous ravir jusqu’à l’automne, voyez-vous, la rougeur du soir trahissait la honte de la nuit, le contact de nos épidermes, la crainte d’une soif impossible à gagner, à vaincre. Je dessinais de l’eau sur ta peau, pendant qu’une vague te chérissait. Nous chantions des airs de cinéma, parce que nous ne savions rien d’autre.

Un livre pour un lièvre, sa viande. N’importe quel livre pour un pauvre lièvre capturé sur le sentier des fleurs, au détour d’un ruisseau de sentiments connus seulement de l’espèce lapine, grandes oreilles, doux pelage—Viens donc creuser chez moi !

La vie plastique sert au monde qui ne pourrait autrement poser sur lui son regard. Malléable, la vie comme l’or. L’un et l’autre adoptent les formes plaisantes à l’imagination, au temps, dans l’espace étalé.

On dira que je délirais. C’est faux. Un sens caché derrière l’extraordinaire des mots attend votre venue, une visite, votre arrivée. Se cache la Règle du jeu ; de là, cet amusement du Prince devant lequel nous trébuchons dans l’ignorance. Certaines personnes doutent de l’existence de la Règle, mais elles ont tort. La Règle dit : « Ce qui n’arrive qu’une seule fois échappe à toute mesure, mais pas à sa destination. » Et les fous hurlent, « Nous ne comprenons rien, parce qu’il n’y a rien à comprendre. »

Et la Création, pour eux, n’a guère de sens que les cinq ou six connus à l’humanité, la vue, le toucher, le sens de l’équilibre, etc. Le sens électrique, vous savez votre cerveau… est une rivière, et la pensée aussi, où les mots sont les rochers du gué traversé d’habitude par les passants de l’esprit, quand on ne sait pas nager.

J’habite Moscou. Des machines à vendre les journaux décorent les tunnels qui conduisent à mon bureau. Des centaines de visages se pressent contre le mien. Des filles blondes marchent ici et là. La saison chaude est vite passée ; il fait déjà frisson. Mais le métro vous étouffe, et on peine à respirer.

Il pleut des bouteilles, des officiers en uniformes, des chiens errants, des voitures de luxe, des conseils prodigués au haut-parleur, des individus contraints à des emplois ignobles, des rumeurs incroyables, des désirs chiffrés. L’horloge est vraiment la pointe d’une aiguille : Je suis un ballon, crevé.



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[Image : Musique par reading_is_dangerous] (10/08/2008)


vendredi 8 août 2008

CES PRUNES DITES CHINOISES




il est revenu
il s’en va

l’oiseau d’eau
sous un soleil de plumes
a passé une dernière journée
à boire ses amis.

il emporte le souvenir d’une vague
parlante
et qui disait, « je t’aime, »
et lui, il répondait : « bec. »

c’est un oiseau d’ailes à la tombée
du jour des heures choisies
du thé, madame
du vin, un peu d’eau à boire

ces prunes dites chinoises
ces livres que j'emporte
ces craintes que je fabrique pour mieux en
ignorer d’autres, de guerres

lirai-je ces lignes trop vite faites, dans un an ?
bah !


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[Image : Chant par reading_is_dangerous] Lac Sevan, 5 août 2008

lundi 4 août 2008

LE DERNIER LAC



pauvre Béatrice
devait laver le jour


toute la latrine durant.


je pars au lac de mes rêves
pour y plonger
mes doutes

lesquels comme d’habitude
m’ont
bloqué la route, ce week-end
pendant que je terminais la composition
de cette dernière manifestation
de mes dérives textu-
elles

le voyage à bord du transport, le Cueillette
Début de la troisième partie :
« J’ai imaginé ce matin que je mourrais.
Comme elle va vite, la vie,
fut ma dernière pensée. »

rien de plus
triste que l’abandon en chemin
d’une histoire

mais je reviens dans
trois jours, s’il plaît
au ciel.



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[Image : Le menu du jour par reading_is_dangerous] (Juin 08) Pour voir la photographie du dernier lac où je me suis baigné, cliquez ici. Pour lire ou relire mon avant-dernier œuf, cliquez ici.

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La suite du récit de Guylain Place, approvisionneur pour le Cueillette, paraîtra sous peu. Nous prions le lecteur de nous pardonner ce délai.

dimanche 3 août 2008

BANC D’AME




Le célèbre philosophe Igo-Igo, à propos de ce qu’il nommait la Certitude du doute : « Le monde est un volume d’instants. Je ne dis pas une suite ou une série d’instants, parce que cela voudrait dire que les instants du monde se suivent les uns les autres, alors qu’en réalité, et je sais de quoi je parle, les instants du monde s’étalent dans toutes les directions. Le haut, le bas, à gauche, à droite, devant, derrière, et les autres directions que nous ignorons. Le monde est un volume d’instants parmi lesquels un petit nombre se distingue des autres, cela du fait de ta présence en tant que chose pensante : une partie pensante d’un tout. La pensée comme l’œil s’arrête face à l’horizon. L’horizon ! Pour l’œil, ce peut être ce mur de montagnes ; pour la pensée, l’horizon se trouve aux limites de la prairie de l’imagination fleurie des herbes du savoir. Il y a bien sûr des savoirs faux—ça donne des drôles de fleurs bardées parfois d’épines, mais l’imagination comme le ruminant à la bouche robuste, à l’estomac solide, s’en accommode. Pense et repense, chère chose ! et sache que l’ensemble des instants précieux de ta présence, ton existence, cette continuité absolument indestructible détermine le volume entier de ton être, et ce volume, c’est ton âme dont la partie visible est à chaque instant ton corps. Tu appartiens à ces instants venus à toi d’eux-mêmes comme la brise vers l’observateur sur son banc. Il est fait d’or, ce banc, il est une Certitude, et son confort est tel qu’on s’assoit dessus à la naissance pour ne le quitter qu’à l’ultime instant, le dernier instant. »



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[Image : Igo-Igo sur son banc, observant un rivage lointain par reading_is_dangerous]

jeudi 31 juillet 2008

LE PAPIER DES GLACES



ils sont venus en nombre
les degrés Celsius

40 ils sont, comme les Voleurs,
cependant que j’attends de partir
pour Moscou

ils restent : Dix jours
alors cette poussière de l’avenue Mashtots
me semble soudainement plus douce
que le papier glacé des rêves

j’avais un rêve en mémoire, ce matin
je me rappelle d’une construction monstrueuse :
UNE ABEILLE À TÊTE DE PISCINE ;
je la traversais à la nage, cherchant
le pays des fleurs.

« Le plus sage emploi, en cette vie,
n’est pas de se dire qu’il n’y en aura pas
d’autre, de vie,
mais justement de ne pas se le répéter
trop souvent, » professait le célèbre philosophe Igo-Igo

le plus sage emploi ! Vraiment !



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[Image : Célestes lunettes par reading_is_dangerous]

mercredi 30 juillet 2008

VOLEUR D'OMBRE



La nuit tombant, on ne craint plus le voleur d’ombre.



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[Image : Absurde soupçon par reading_is_dangerous]

PENETRATION



Elle a son côté séduisant, celle qui vous oblige à l’extérieur.



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[Image : Absurde loquet par reading_is_dangerous]

CONTORSION



Elles sont des dizaines de personnes, chacune sur un lit, abandonnées aux plus expresses convulsions ! Mais vous devez passer.



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[Image : Absurde choléra-morbus par reading_is_dangerous]

ETHEREE



D’entre toutes les substances, la plus subtile est celle qui ne supporte pas les mots. Elle a pourtant besoin d’appui !



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[Image : Absurde matière par reading_is_dangerous]

MORT-PLASTIQUE



On emballe le mort mieux que le vivant.



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[Image : Absurde croûte par reading_is_dangerous]

BLEU-SOURD



Cette
couleur
sourde
qui
me
désespère
c’est
celle
du
ciel



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[Image : Absurde voyage par reading_is_dangerous]

lundi 28 juillet 2008

LES TRES SENSIBLES COURANTS




La mer isolée ne tient pas debout. Celui qui la couvre, le brouillard pâle ne tient pas debout. Les enfants du couple, les créatures des profondeurs vertes ne tiennent pas debout. L’être humain tient seul debout, mais difficilement. –F. Casi, à bord du Cueillette.



LES TRES SENSIBLES COURANTS


Je suis parfaitement heureux de n’avoir rien à faire, de ne rien voir, de ne recevoir personne chez moi. Dans ma cabine il m’est permis de prétendre ignorer cette farce : Notre dérive absurde sur les flots sourds, sous le ciel aveugle. Je suis un homme, et mon nom est Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides pour un petit transport, le Cueillette, qui s’est égaré en mer depuis une douzaine de jours, après avoir navigué contre une brume imprévue, qui ne nous lâche pas. La radio s’est étrangement tue. Nos appareils électriques sont étrangement inertes. Les moteurs paraissent encore en vie, mais ils peinent inexplicablement à communiquer leur mouvement au navire. Nous transportons une cargaison de fruits sauvages qui fermentent dans les réfrigérateurs désormais incapables de produire du froid. Hier, des vapeurs d’alcool ont étourdi un membre de l’équipage, le manœuvre Amao, alors qu’il inspectait la cale. Quoique dangereusement ivre, le manœuvre a pu remonter de lui-même au grand air. Il marmonnait quelque chose à propos d’une certaine « blague universelle » apparemment très comique, mais il s’est endormi en riant, sans partager sa trouvaille ; il avait tout oublié à son réveil... Et puis une grande chaleur s’est abattue sur nous, qui nous souffle au visage, nous écrase les épaules, nous alourdit le ventre. Elle ajoute au mystère de la brume qui devrait logiquement s’évaporer au lieu de coller au bateau. Et c’est en partie à cause de cette chaleur accablante qu’une bonne moitié de l’équipage s’est retirée chez elle, dans la pénombre des cabines, dans un isolement prudent. L’électricien anglais, Corn, m’a visité cet après-midi, m’apportant gentiment à manger, mais lui à part, je ne reçois personne, je ne vois rien, et je reste parfaitement heureux de n’avoir rien à faire.

Corn épongeait la sueur de son crâne chauve et me racontait la mésaventure d’Amao. On sait la « blessure universelle, » mais une blague ? Il caressait sa barbe et me rapportait l’inquiétude du cuistot face à l’épuisement prochain de nos réserves alimentaires. Les denrées fraîches ont commencé à pourrir. « Il va nous falloir de manger rationnellement, » disait Corn en s’exprimant avec une bizarrerie nouvelle. L’écoutant, je réfléchissais que le collant brouillard, s’il agit vraiment sur le fonctionnement de nos machines grossières, peut aussi bien affecter notre corps délicat, et les très sensibles courants électriques du cerveau. Et l’électricien dont l’iris bleu me rappelait l’immensité d’un ciel pur, m’apprit que l’homme de barre avait suggéré cette idée que la brume attendait peut-être un sacrifice de notre part. L’idée est rapidement devenue populaire au point que la moitié de l’équipage (celle qui ne s’est pas retirée chez elle) discute maintenant de la nature et des qualités d’une offrande digne de ce nom. L’opérateur radio a proposé qu’on sacrifie la cargaison. Le cuistot s’est porté volontaire pour sacrifier l’oiseau chanteur de mademoiselle Ping, en le cuisant sur la flamme pour le servir accompagné d’un coulis de fruits sauvages. L’homme de barre a articulé cette ancienne perversion : Qu’on devrait oser de sacrifier une vie humaine. Or j’aimerais savoir s’il croit honnêtement que le sacrifice d’une vie humaine apaisera le brouillard qui nous a écarté de notre route (s’il s'agit vraiment de cela) ou s’il s’abandonne simplement à un fantasme meurtrier. Je suppose que ces deux hypothèses ne s’excluent pas mutuellement ; quoi qu’il en soit, c’est une apparition rapide de l’ogre qui se cachait à peine dans l’homme, car je l’ai noté plus tôt, l’homme de barre a une tête d’assassin, et un corps de brute. Et c’est une grande tristesse de constater que son aspect physique correspond à son tempérament (à moins qu’il ne s’agisse d’une plaisanterie). Et je dis que c’est une apparition rapide, parce qu’être perdu en mer pendant douze jours, ce n’est pas grand chose tant qu’on a encore à boire et à manger. Et douze journées dominées par une force incompréhensible, telle qu’elle vous isole étrangement du reste du monde, et bien ! Ce n’est toujours pas grand chose. Le monde peut changer brutalement, mais l’être humain reste déterminé par sa posture morale : debout, capable de compassion. Il est malsain celui qui se métamorphose en loup au retour de la pleine lune d’une folie claire. L’univers est mystérieux, et cela reste vrai qu’on sache ou non où l’on s’en va, sur quelle mer, qu’une brume imprévue vous colle à la peau ou non, que la radio devienne brusquement muette ou non. Il ne faut pas se fier aux ondes : Les lois connues de la physique peuvent demain nous faire défaut, car ce qui est n’a aucune obligation de rester tel qu'il est. Il nous est seulement permis de goûter à une réalité dont le sens profond nous échappe forcément puisque nous sommes la partie d’un tout. Et nous pensons en mots, de façon qu’en combinant ceux-ci à l’infini il nous est possible d’exprimer des quasi vérités autant que des parfaits mensonges ou les réponses futiles à des questions dénuées de sens. Et on se pose de telles questions ! Peux-tu sauver ta vie en sacrifiant celle d’autrui ? Peux-tu sauver autrui en lui offrant ta vie ? « I don’t know, » répondit l’Anglais en épongeant de nouveau la sueur sur son front.

Monsieur Casi, le touriste, est la seule personne à bord qui paraît se réjouir de la tournure des événements. Il avait prévu d’écrire un livre sur la banalité des voyages en mer, à l’époque des pilotes électroniques et de la météorologie globale ; la brume imprévue, cette dérive soudaine à l’écart de la réalité normale l’enchantent, mais il reste discret, et il ne témoigne de son excitation que devant les personnes qui semblent réceptives à son appréciation de la situation : l’électricien Corn ; Gupta, le cuistot hindou ; et le second du capitaine, mademoiselle Ping, que nul autre que lui ose approcher, parce qu’elle est trop jolie en même temps que trop jeune, parce que son comportement s’est révélé étrange dès le début du voyage, avant la brume, avant la dérive, et peut-être parce que l’opérateur radio, Jonglet, a envisagé à voix haute la possibilité d’un lien de parenté entre la jeune femme et le propriétaire du Cueillette, monsieur Ambrtian. En tout cas, Miss Ping quitte sa cabine à la nuit tombée, et Casi en profite pour tenter de lui parler, mais la jeune femme ne l’écoute pas ou elle fait taire l’écrivain en laissant jaillir la cascade d’un rire cristallin, avant de s’enfuir sur la pointe des pieds. De la belle demoiselle Ping, on ne connait guère que le sourire de son dos. Mais au dire de Corn, cette timidité—feinte ?—réjouit le touriste.

« C’est lui que Margot propose de lui sacrifier, » dit Corn en parlant de l’homme de barre, Margotin. Il pinça le bout de son nez fin. « Margot dit qu’on jette le touriste dans la mer, et le brouillard lui va s’en aller, » continua l’Anglais. « Mais moi j’ai dit : Que ça suffit ces conneries sinon, dans la mer, c’est lui qu’on va jeter : Margot. »

« Il faudrait peut-être prévenir monsieur Casi, dis-je d’un ton neutre. –Je l’ai fait déjà, dit Corn. –Et comment a-t-il réagit ? questionnai-je. –Il a demandé à moi ce que je pense de l’usage exagératif des notes de bas de page et des italiques dans les mauvaises romans philosophiques, dit l’électricien en exposant sa dentition régulière. –Et le capitaine ? demandai-je encore. –Il dort tout le temps, » dit Corn en faisant de la main un geste élégant, qui signifiait l’ampleur de son mépris. Et puis il termina ainsi : « Demain à midi, l’équipage va voter pour décider de lui sacrifier ou non. Je suis venu te prévenir. »




La suite de ce récit paraîtra automatiquement lundi prochain, à midi.




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[Image : Vu par reading_is_dangerous] L’œuvre, d’un artiste inconnu, fut photographiée à Erevan, dans le quartier surnommé « Bangladesh », le 25 juillet 2008.

vendredi 25 juillet 2008

UNE BRUME IMPREVUE




C’est une mer isolée, aux limites tracées hors du monde. Elle ne figure pas sur les cartes normales, celles des forces navales ou des marines marchandes, les cartes d’autrefois ou d’aujourd’hui. Nul ne sait où la trouver. On parvient à ses eaux par hasard plutôt qu’autrement, en dérivant, pas sur un radeau, non ! mais en dérivant sans avoir conscience de sa propre dérive, et puis en côtoyant sans les voir des rivages inattendus et cachés par un éternel brouillard pâle.

Ce brouillard est l’amant indéfectible de la mer isolée. Il forme avec elle un couple fantastique, bien réel, prolifique, dont la progéniture compte les poissons visibles dans la transparence des eaux, et les créatures méconnues des profondeurs vertes, et les monstres rencontrés par des marins malchanceux, au destin malheureux : c’est l’objet des légendes racontées par les vieux loups de mer aux matelots nerveux, pendant que les capitaines réduits à l’impuissance lèvent vainement le poing en direction des flots rebelles au gouvernail.


Le radar, le téléphone satellite, le télégraphe, ces inventions récentes ne fonctionnent pas à l’intérieur du cercle de la mer isolée. Même le stylo bille y remplit difficilement ses fonctions. Mais la prière « passe » ; on dit qu’une embarcation réussit parfois à s’éloigner du brouillard pâle après que tout le monde à bord eut prié Saint Album, au lever du jour, en cherchant le ciel des yeux… toute une huitaine durant.





UNE BRUME IMPREVUE


On m’appelle Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides, pour un petit bâtiment de transport, le Cueillette, qui bat pavillon sénégalais, et qui appartient à un Arménien américain du Liban, monsieur Ambrtian, que je n’ai jamais vu, mais dont l’accent m’est connu, parce que j’entends souvent sa voix à la radio. « Câble, ulcération pour abat-son, macaroniste, » appelle monsieur Ambrtian, et nous sommes quasi sûrs que c’est lui, parce qu’il utilise sa propre version de l’alphabet phonétique, en français. Il veut souvent parler à « Dalle, abat-son, » c’est-à-dire d’Aloyau, notre capitaine, qu’il a surnommé Daloyan, parce que ça lui semble un nom plus familier (il nous l’a avoué). L’équipage a suivi cet usage, et d’Aloyau est devenu le Capitaine Daloyan, sauf pour Jonglet, l’opérateur radio, qui l’appelle systématiquement Dalabasson. Mais qu’on l’appelle d’Aloyau ou Daloyan ou Dalabasson, le capitaine reste évidemment le même : un être lourd, physiquement et psychologiquement figé, passif, tranquille et fiable, mais gris, et dur, bien qu’usé ; c’est un morceau de basalte depuis longtemps taillé en forme d’homme. Quant à moi, pour la radio, je suis « Pacifier, labourable. » On m’appelle sinon par mes nom et prénom : Place Guylain ou Guylain Place.

Le second du capitaine est une femme, Aphrissa Ping, dont le prénom laid convient mal à sa beauté. Miss Ping est si jolie, et si jeune (elle n’a pas encore vingt ans) que l’équipage n’ose pas s’approcher d’elle, et c’est tant mieux pour la quiétude de notre groupe, d’autant que le capitaine maintient mêmement ses distances avec la jeune femme. On ignore comment mademoiselle Ping a obtenu son emploi, mais on sait que monsieur Ambrtian l’a embauchée sans la voir. Jonglet, l’opérateur radio, croit qu’il existe un lien familial entre la jeune fille et le patron, mais j’en doute pour des raisons que je donnerai plus loin. Il faut nécessairement décrire la beauté de la jeune Ping : le clin d’œil des hanches, le sourire du dos, l’éclat de la nuque, la courbe du visage, la générosité des lèvres, et surtout la justesse de la poitrine qui met en valeur la fraîcheur du ventre, et l’attrait d’un regard vert, neuf, vivant. Miss Ping passe ses journées longues en cabine, seule avec un oiseau qui chante dedans une cage en osier rose. On sert invariablement à la jeune femme deux repas par jour ; du gruau au miel, le matin, et une soupe aux orties, accompagnée de légumes bouillis, le soir. Elle quitte sa cabine chaque nuit, pour faire le tour du navire en trottant furtivement d’un pont à l’autre, allant de bâbord vers tribord et de poupe en proue, sans que l’équipage sache ce qu’elle fait vraiment ou ce qu’elle espère ou non. Quoi qu’il en soit de son rôle à bord, l’équipage s’adresse à mademoiselle Ping avec le respect dû au second du capitaine.

La troisième personne d’importance sur notre bateau, après d’Aloyau et miss Ping, c’est l’homme de barre, Pierre Margotin, surnommé Margot. Peut-être est-ce lui, le second véritable du capitaine, et une partie de l’équipage murmure que le capitaine véritable, c’est Margot. Il une tête d’assassin, un corps de brute, grand, une chevelure sauvage, des yeux comme du charbon, l’intelligence de l’ogre de montagne, de la magie. Son poste à la cabine de pilotage est occupé par le stagiaire Massue, un garçon frêle, craintif, mais compétant, pendant que Margot s’occupe dans la salle des machines, en compagnie de son ami, Laîche, notre mécanicien. Celui-ci a un assistant, Zani ; c’est un vieillard savant et sage, qui accueille toujours l’homme de barre comme s’il était le capitaine véritable, et pas seulement la troisième personne d’importance sur notre bateau.

Le propriétaire Ambrtian, le capitaine d’Aloyau, le second Ping, l’homme de barre Margotin, l’opérateur radio Jonglet, le mécanicien Laîche et son assistant, le vieillard Zani, le stagiaire Massue, et moi, le chargé des ravitaillements, Guylain Place : ça fait déjà plusieurs noms, mais il faut ajouter ceux du cuisinier Gupta, un Hindou, et de l’électricien Corn, un Anglais, et puis ceux des manœuvres, huit hommes de caractères et de nationalités différentes : Amao, Baargeld, Chûn, Daladier, Ehrenbourg, Fmer, Gallmard, et Hantaï. Nous ferons leur connaissance un peu plus tard. Nous avons aussi un touriste, monsieur Casi, un écrivain franco-argentin, et puis un chat nommé Scorpion et qui fut amené à bord, parait-il, par celui qu’aucun d’entre nous, y compris le capitaine, n’a vu : monsieur Ambrtian.



. . .



Nous voguions depuis huit jours, ayant quitté Tunis, en Tunisie, en direction de la péninsule arabique, transportant une cargaison de fruits sauvages et de jeux de cartes. Notre voyage allait bien, mais le neuvième jour, à l’aube, Massue aperçut une brume imprévue qui flottait sur la mer, droit devant nous. Il descendit à la salle des machines pour avertir Margotin, lequel ronflait dans un hamac en compagnie de Laîche, qui ronflait aussi. Zani surveillait les dormeurs autant que les machines ; il arrêta le stagiaire avant que celui-ci eut réveillé les ronfleurs, et, apprenant la raison du dérangement, le vieil assistant renvoya Massue en l’assurant qu’une brume imprévue, flottant sur la mer, droit devant, ne signifiait aucun danger. Vingt minutes plus tard, nous avancions donc contre la brume lorsque le stagiaire remarqua que notre lecteur GPS (le global positioning system) n’affichait rien. L’ordinateur de bord s’éteignit doucement, et puis l’éclairage électrique cessa de fonctionner. À côté, chez Jonglet qui venait de se lever, la radio était désormais muette. Les moteurs ralentirent d’eux-mêmes, et on entendit une à une les voix des membres de l’équipage (sauf celle du second) qui découvraient en se réveillant l’étrangeté de la situation. D’Aloyau apparut devant la cabine de pilotage en même temps que Margotin. Le capitaine semblait indifférent. L’homme de barre respirait bruyamment, son visage était rouge, ses yeux roulaient. Il fut le premier à questionner Massue sur ce qui se passait. « Nous traversons une brume imprévue, répondit le frêle garçon. –Une brume anti-électrique ? demanda le capitaine. –It is impossible ! » répliqua l’électricien anglais. Il venait d’arriver. C’était un bel homme, un barbu, un chauve. Sa dentition était régulière, son nez fin, l’iris bleu. Il avait le teint propre et une élégance naturelle. « Où nous être maintenant ? demanda l’Anglais. –Pas loin de … » répondit le stagiaire, mais on perdit la fin de sa réponse, parce que Margotin fit sonner préventivement la sirène du Cueillette. Et depuis ce matin-là, la sirène retentit tous les quarts d’heure, de jour comme de nuit, pour réduire le risque de collision avec un autre navire. On n’entend rien d’autre que la conversation à voix basse des hommes, et le chant de l’oiseau de mademoiselle Ping. C’est un drôle d’oiseau, celui-là qui continue à chanter malgré la présence du brouillard pâle qui nous cache la vue du monde. Dans un silence radio inexplicable, nous naviguons depuis huit jours.




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[Image : Les profondeurs vertes par reading_is_dangerous]

mardi 22 juillet 2008

NOUS APPARTENONS







des ruches, une reine, je me souviens des jours quand nous achetions des essaims... Il fallait trouver la reine, compter les œufs, évaluer la substance du bois, sa capacité à résister à l’invasion

je peignais un numéro sur la ruche bonne, choisie, achetée

quand il faisait mauvais temps, le risque était plus grand de nous faire piquer, parce que les abeilles nerveuses craignaient la pluie

ces années ont passé
aujourd’hui je suis en attente
rêvant d’une maison qui serait la mienne, à nous

où des pièces sombres abritées du soleil
où des avenirs de fenêtres joyeuses pour la lumière

je ferais de la guitare symétrique
un doigt ici
un doigt là
et tes colères, je les apaiserais d’une caresse

nous mangerions du miel
avec les œufs
des poules généreuses

un chat
une nuit
nous apporterait un scorpion
en remerciement des soins donnés
aux petits de sa première portée

je trouverais des mots au télescope
au milieu des étoiles

des mots qui ne serviraient jamais
mais dont la beauté placerait un sourire
au creux de tes mains, mon amour

un ours
dormirait à la maison
en moi, ses griffes

et le foie de l’ours, et sa fourrure
et l’alcool nous serait gai
heureux
sans peur, sans hurlements
sans tremblement

sous les nuages noirs je t’enseignerais
l’art du vol
comme dans les rêves

un seul saut et déjà tu saurais
l’impossibilité du libre arbitre
et la sottise de celui qui estime encore
qu’il occupe le sommet de la Création



là (entends-tu ma voix ?)

tu verrais ces arbres arrivés d’ailleurs
des peupliers venus d’un autre monde, astronautes
des jujubiers, des oucalyptos

dans l’œil du bois, un caramel de soucoupe volante,
un pont
un banc

dans l’œil un banc pour s’asseoir sur la pensée
pas de mot
pas de dessin
mais du mouvement

un photon traversant l’espace, le temps
la particule de lumière pense à sa destination :
droit devant elle, suivant une courbe

les arbres de l’espace
les êtres humains agités de-sur la Terre
des feuillages dont l’une des qualités
est de faire référence à eux-mêmes

et quand tu meurs vient la soudaine transformation
d’un objet conscient de lui-même
en un objet inconscient








tu sais que
nous appartenons à ce qui vient


des ruches, une reine

je me souviens des jours
quand j’étais miel et toi, la langue avide
d’une ouvrière



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[Image : Souvenance par reading_is_dangerous]

jeudi 17 juillet 2008

LE VIOLON DE TES GEMISSEMENTS




Le silence accompagné de raisons, lesquelles se cachent comme des vérités en fuite, fées parties dans la forêt épaisse et sombre, ou qui paraissent à la vue comme des marguerites furtives, entr’aperçues, des femmes aux seins ensoleillés, des fleurs vues, une amie à aimer. Il est un sorcier véritable ; l’univers se plie à ses caprices ou c’est l’inverse : l’univers se plie au moment juste des caprices du sorcier. Il est beau, faiseur de silence, le père et la mère du silence, et des enfants de silence, le fils, la fille.

C’était l’invité d’honneur d’une troupe de silence dont la Générale frappait son cheval d’un fouet de silence, au pays du silence, sur une route de silence. La boue du silence dans la bouche, il mordait des raisons comme des nuages immobiles. Ceux-ci défiaient l’humanité ; le sorcier l’avait silencieusement capricié, cela et d’autres raisons.

Et puis une trompette de joie vint jeter des éclats de feu, non pas que le silence fut triste, mais la nature des trompettes était d’aimer le silence pour le couvrir, comme son enfant la nuit, quand menace le skvaznyak, un courant d’air, un air de fête, une fanfare habile, une marche de victoire, l’armée des défunts, des fidèles tronçonneuses électriques alimentées à l’énergie du cœur, quand le rythme cardiaque va, quand les bras touchent à la Lune, quand les habitants de Mars soudainement s’en vont vers Jupiter, parce qu’ils nous ont vus, et nous sommes laids.

Le frère, je l’appelle pour lui dire que ce disque était à nous, disque lumineux, solaire, de vérité, de silence. Pendant des années il dormait, comme endormi sur la plage, quand les insectes visitent vos oreilles, quand des bourdons sonnent la naissance de l’héritier, quand les singes attachés à des machines à écrire pondent des œufs à dents, quand la cervelle gonflée des ventres des jambes de la forêt des oucalyptos arrête la différentielle du temps, quand le clavier dit non, quand le silence fait mal au dos, quand le sorcier se transporte gratuitement à Tunis pour y chercher le temple, une tête bouclée, un ange de communication, la briseuse du ciel.

J’aimerais boire la dernière goutte, glisser sur le vent, terminer mes chansons, celles du monde, donner à boire à des extraterrestres amicaux, partager ton sommeil, étreindre le silence de tes mains, manger ton dos, partir sur ta langue, devenir le médecin des ventricules du tambour de ta poitrine, décocher la pointe d’argent des flèches de mon âme sur la cible des anti-sourires des aubaines, le vin, rouge, il coule, une rivière de sens. Vous ne m’attraperez plus.

Demain était déjà fait. Je suis allé y voir, silence et tout, devant ta pomme, tombée, le mal, tu l’as goûté, mais restée sur ta faim, mon hexagone dans la caisse, tu disais : « Je suis un tiroir animal, » et puis nous nous sommes couchés dans la litière du silence. Des monstres à sept bras nous portaient dans une chaise à valise, et la contrée disparaissait derrière nous, ces épinettes que nous appelions « sapins », et les notes de musique, ces notes trop lourdes pour que nous les emportions avec nous, et le violon, tu l’aimais.

Ce poulet que tu faisais cuire, trop tard ! Ce mur contre lequel je te poussais, si bien. Tu geignais, oui, oui, oui, et je continuais à fendre du gras, des lèvres bavaient, le matelas heureux chantonnait, j’étais musicien, et toi, ma guitare, ma harpe, je tremblais du bout des doigts pour te toucher, ma mélodie éternelle. L’autre jour, vieux Français, belle Italienne, nous nous sommes retrouvés pour rien. Le grenier nous a craché à la figure. Ton cou criait : You are the one. Ça n’a rien donné, et je suis mort, mort, mort.

Tu appelais ta mère, lorsque a) je finissais la jarre ; b) regardais tes yeux une dernière fois (sachant que c’était la dernière fois) ; c) pleuvais ; d) abandonnais mes études ; e) mitraillais silencieusement le silence. Un Indien d’Amérique se lavait les mains ; le sang de nos ennemis nourrissait les coquelicots du printemps, les pommegrenades de nos songes, le rubis des dieux d’En-Dessous, c’était un tunnel à trois portes que j’explorais. Je brandissais une épée de scie. Dans mon sac, les morceaux de ta plainte pesaient lourds, mais j’étais déterminé à parvenir jusqu’au temple d’Or et de Sucre.

On ne me reverra pas, c’est presque sûr. Le téléphone l’a dit, confirmé, prouvé. Le fil se décroche, il faut faire attention. Le vin s’est tombé dans mon estomac. Son métabolisme ira... La fin des temps est ivrogne. Je ne bois jamais, sauf quand j’ai soif. Vous saurez que j’ai grandi quand je serai devenu la personne que vous êtes. Les lettres elles-mêmes ne peuvent pas empêcher le silence de remporter la partie, après la Chute, quand nous serons tous étendus les uns sur les autres, pour nous aimer sous la terre. Des étoiles vrombissantes, des rayons de désir, des pôles électriques de savoir, des études mystérieuses, des sacs de poèmes, des énervements, des superpositions, des à-genoux, des langues manipulatrices. Je lisais Tolstoï, Le Lac Des Cygnes, et le violon de tes gémissements me promettait les épousailles de nos bonheurs réunis.

Il ne faut pas que j’écrive. Il y a de l’huile à silence. Un moteur à bruit, il irait loin, mais il a peur du sens. Je te fais donc cadeau de mes pas.



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[Image : La voleuse d’amour par reading_is_dangerous ]

dimanche 6 juillet 2008

DANS LA CONNAISSANCE DES MANŒUVRES




Celui nommé Floripain de Poirée traversait le pays des oucalyptos et nananiers. On y vivait à la vieille, des hommes sans poule électrique, sans aspirateuse. Les enfants bavaient des mers ; les dames accouchaient partout, partoute ; on ne pouvait pas écrire autrement qu’en désordre. Il s’était préférable, là, de porter une machette ou de chanter dans l’église, dans l’aube, dans la population rassemblée pour l’entente des nouvelles neuves, lesquelles, on les écrivait à l’avance, parce que c’étaient toujours les semblables aux nouvelles de la veille.

On construisait de terre des petites maisons, cela en prévision des mariages prévus de l’année. Au pays des oucalyptos et des nananiers, les ampoules n’avaient pas d’aspiratouses ; les enfants crachaient des meules ; les femmes donnaient des vers. Celui nommé Floripain de Poirée voyageait.

Il désirait ce qu’on savait, les manœuvres, ainsi cela qu’on avait oublié, les priorités, et ce qu’on avait jamais su, des jeux mystérieux, des questions de trafics entre les atomes. Il voulait entrer périodiquement chez qui n’attendait pas habituellement de visiteur, et chez qui n’en attendait plus. Le jour suivant celui du loyer, après qu’on a payé, celui nommé Floripain de Poirée espérait de se servir librement de la pensée d’autrui, tel un picoreur.

Il vendait des garnitures d’habits, de toits, de babouins ; des garnitures d’eau, de dérives, de malchance ; des garnitures de romans, de portraits. Il excellait au charbon, il était décentralisateur diplômé, cotonnier, bibliographe, confectionneur de paniers d’osier... Il parlait de la guimbarde : on dansait partout, partoute au rythme des rebonds improvisés de celui nommé Floripain de Poirée.

Il mélangeait tout : la poussière de la route, les loueuses d’une nuit, ses craintes, des bouteilles, des repas légers, des emails sauvés (mais jamais envoyés) et des tableaux de photographies qu’il examinait pendant des années, à la loupe, au microscope, pour y découvrir des personnages soigneusement assis ou couchés. Des types qui renvoyaient leur cœur, des vierges en robe blanche, des bouches qui mordaient des fleurs, des yeux qui pleuraient du plomb… Des lunes éclairaient la voie de celui nommé Floripain de Poirée, la nuit.

Une géante lui raconta l’histoire suivante : Une bille accoucha d’un aborton, lequel fut enroulé dans une couverture avant qu’on le dépose à la morgue ; plus tard une veuve vint à cet endroit pour soigner la dépouille de son défunté mari ; la veuve prit la couverture enroulée sans deviner l’objet qu’on y avait caché, pour en faire l’oreiller qu’elle plaça sous la nuque de son époux ; or la bille « mère » s’était entre-temps échappée de sa chambre, et elle disparut ; on cru donc qu’elle s’était enfuie en emportant le corps de l’enfant, lequel fut retrouvé au cimetière quand on allait enterrer le mari de l’autre. « La mort en riant reprit finalement ses proies, » dit la raconteuse, mais celui nommé Floripain de Poirée coucha la géante sur son lit, et puis il se passa une grande chose ; au pays des oucalyptos et des nananiers, quand on y vivait encore à la vieille, dans la connaissance des manœuvres, dans l’oubli des priorités, sous l’éclairage des lunes, cette nuit-là.



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[Image : Bananiers de respiration par reading_is_dangerous]