jeudi 31 juillet 2008

LE PAPIER DES GLACES



ils sont venus en nombre
les degrés Celsius

40 ils sont, comme les Voleurs,
cependant que j’attends de partir
pour Moscou

ils restent : Dix jours
alors cette poussière de l’avenue Mashtots
me semble soudainement plus douce
que le papier glacé des rêves

j’avais un rêve en mémoire, ce matin
je me rappelle d’une construction monstrueuse :
UNE ABEILLE À TÊTE DE PISCINE ;
je la traversais à la nage, cherchant
le pays des fleurs.

« Le plus sage emploi, en cette vie,
n’est pas de se dire qu’il n’y en aura pas
d’autre, de vie,
mais justement de ne pas se le répéter
trop souvent, » professait le célèbre philosophe Igo-Igo

le plus sage emploi ! Vraiment !



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[Image : Célestes lunettes par reading_is_dangerous]

mercredi 30 juillet 2008

VOLEUR D'OMBRE



La nuit tombant, on ne craint plus le voleur d’ombre.



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[Image : Absurde soupçon par reading_is_dangerous]

PENETRATION



Elle a son côté séduisant, celle qui vous oblige à l’extérieur.



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[Image : Absurde loquet par reading_is_dangerous]

CONTORSION



Elles sont des dizaines de personnes, chacune sur un lit, abandonnées aux plus expresses convulsions ! Mais vous devez passer.



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[Image : Absurde choléra-morbus par reading_is_dangerous]

ETHEREE



D’entre toutes les substances, la plus subtile est celle qui ne supporte pas les mots. Elle a pourtant besoin d’appui !



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[Image : Absurde matière par reading_is_dangerous]

MORT-PLASTIQUE



On emballe le mort mieux que le vivant.



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[Image : Absurde croûte par reading_is_dangerous]

BLEU-SOURD



Cette
couleur
sourde
qui
me
désespère
c’est
celle
du
ciel



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[Image : Absurde voyage par reading_is_dangerous]

lundi 28 juillet 2008

LES TRES SENSIBLES COURANTS




La mer isolée ne tient pas debout. Celui qui la couvre, le brouillard pâle ne tient pas debout. Les enfants du couple, les créatures des profondeurs vertes ne tiennent pas debout. L’être humain tient seul debout, mais difficilement. –F. Casi, à bord du Cueillette.



LES TRES SENSIBLES COURANTS


Je suis parfaitement heureux de n’avoir rien à faire, de ne rien voir, de ne recevoir personne chez moi. Dans ma cabine il m’est permis de prétendre ignorer cette farce : Notre dérive absurde sur les flots sourds, sous le ciel aveugle. Je suis un homme, et mon nom est Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides pour un petit transport, le Cueillette, qui s’est égaré en mer depuis une douzaine de jours, après avoir navigué contre une brume imprévue, qui ne nous lâche pas. La radio s’est étrangement tue. Nos appareils électriques sont étrangement inertes. Les moteurs paraissent encore en vie, mais ils peinent inexplicablement à communiquer leur mouvement au navire. Nous transportons une cargaison de fruits sauvages qui fermentent dans les réfrigérateurs désormais incapables de produire du froid. Hier, des vapeurs d’alcool ont étourdi un membre de l’équipage, le manœuvre Amao, alors qu’il inspectait la cale. Quoique dangereusement ivre, le manœuvre a pu remonter de lui-même au grand air. Il marmonnait quelque chose à propos d’une certaine « blague universelle » apparemment très comique, mais il s’est endormi en riant, sans partager sa trouvaille ; il avait tout oublié à son réveil... Et puis une grande chaleur s’est abattue sur nous, qui nous souffle au visage, nous écrase les épaules, nous alourdit le ventre. Elle ajoute au mystère de la brume qui devrait logiquement s’évaporer au lieu de coller au bateau. Et c’est en partie à cause de cette chaleur accablante qu’une bonne moitié de l’équipage s’est retirée chez elle, dans la pénombre des cabines, dans un isolement prudent. L’électricien anglais, Corn, m’a visité cet après-midi, m’apportant gentiment à manger, mais lui à part, je ne reçois personne, je ne vois rien, et je reste parfaitement heureux de n’avoir rien à faire.

Corn épongeait la sueur de son crâne chauve et me racontait la mésaventure d’Amao. On sait la « blessure universelle, » mais une blague ? Il caressait sa barbe et me rapportait l’inquiétude du cuistot face à l’épuisement prochain de nos réserves alimentaires. Les denrées fraîches ont commencé à pourrir. « Il va nous falloir de manger rationnellement, » disait Corn en s’exprimant avec une bizarrerie nouvelle. L’écoutant, je réfléchissais que le collant brouillard, s’il agit vraiment sur le fonctionnement de nos machines grossières, peut aussi bien affecter notre corps délicat, et les très sensibles courants électriques du cerveau. Et l’électricien dont l’iris bleu me rappelait l’immensité d’un ciel pur, m’apprit que l’homme de barre avait suggéré cette idée que la brume attendait peut-être un sacrifice de notre part. L’idée est rapidement devenue populaire au point que la moitié de l’équipage (celle qui ne s’est pas retirée chez elle) discute maintenant de la nature et des qualités d’une offrande digne de ce nom. L’opérateur radio a proposé qu’on sacrifie la cargaison. Le cuistot s’est porté volontaire pour sacrifier l’oiseau chanteur de mademoiselle Ping, en le cuisant sur la flamme pour le servir accompagné d’un coulis de fruits sauvages. L’homme de barre a articulé cette ancienne perversion : Qu’on devrait oser de sacrifier une vie humaine. Or j’aimerais savoir s’il croit honnêtement que le sacrifice d’une vie humaine apaisera le brouillard qui nous a écarté de notre route (s’il s'agit vraiment de cela) ou s’il s’abandonne simplement à un fantasme meurtrier. Je suppose que ces deux hypothèses ne s’excluent pas mutuellement ; quoi qu’il en soit, c’est une apparition rapide de l’ogre qui se cachait à peine dans l’homme, car je l’ai noté plus tôt, l’homme de barre a une tête d’assassin, et un corps de brute. Et c’est une grande tristesse de constater que son aspect physique correspond à son tempérament (à moins qu’il ne s’agisse d’une plaisanterie). Et je dis que c’est une apparition rapide, parce qu’être perdu en mer pendant douze jours, ce n’est pas grand chose tant qu’on a encore à boire et à manger. Et douze journées dominées par une force incompréhensible, telle qu’elle vous isole étrangement du reste du monde, et bien ! Ce n’est toujours pas grand chose. Le monde peut changer brutalement, mais l’être humain reste déterminé par sa posture morale : debout, capable de compassion. Il est malsain celui qui se métamorphose en loup au retour de la pleine lune d’une folie claire. L’univers est mystérieux, et cela reste vrai qu’on sache ou non où l’on s’en va, sur quelle mer, qu’une brume imprévue vous colle à la peau ou non, que la radio devienne brusquement muette ou non. Il ne faut pas se fier aux ondes : Les lois connues de la physique peuvent demain nous faire défaut, car ce qui est n’a aucune obligation de rester tel qu'il est. Il nous est seulement permis de goûter à une réalité dont le sens profond nous échappe forcément puisque nous sommes la partie d’un tout. Et nous pensons en mots, de façon qu’en combinant ceux-ci à l’infini il nous est possible d’exprimer des quasi vérités autant que des parfaits mensonges ou les réponses futiles à des questions dénuées de sens. Et on se pose de telles questions ! Peux-tu sauver ta vie en sacrifiant celle d’autrui ? Peux-tu sauver autrui en lui offrant ta vie ? « I don’t know, » répondit l’Anglais en épongeant de nouveau la sueur sur son front.

Monsieur Casi, le touriste, est la seule personne à bord qui paraît se réjouir de la tournure des événements. Il avait prévu d’écrire un livre sur la banalité des voyages en mer, à l’époque des pilotes électroniques et de la météorologie globale ; la brume imprévue, cette dérive soudaine à l’écart de la réalité normale l’enchantent, mais il reste discret, et il ne témoigne de son excitation que devant les personnes qui semblent réceptives à son appréciation de la situation : l’électricien Corn ; Gupta, le cuistot hindou ; et le second du capitaine, mademoiselle Ping, que nul autre que lui ose approcher, parce qu’elle est trop jolie en même temps que trop jeune, parce que son comportement s’est révélé étrange dès le début du voyage, avant la brume, avant la dérive, et peut-être parce que l’opérateur radio, Jonglet, a envisagé à voix haute la possibilité d’un lien de parenté entre la jeune femme et le propriétaire du Cueillette, monsieur Ambrtian. En tout cas, Miss Ping quitte sa cabine à la nuit tombée, et Casi en profite pour tenter de lui parler, mais la jeune femme ne l’écoute pas ou elle fait taire l’écrivain en laissant jaillir la cascade d’un rire cristallin, avant de s’enfuir sur la pointe des pieds. De la belle demoiselle Ping, on ne connait guère que le sourire de son dos. Mais au dire de Corn, cette timidité—feinte ?—réjouit le touriste.

« C’est lui que Margot propose de lui sacrifier, » dit Corn en parlant de l’homme de barre, Margotin. Il pinça le bout de son nez fin. « Margot dit qu’on jette le touriste dans la mer, et le brouillard lui va s’en aller, » continua l’Anglais. « Mais moi j’ai dit : Que ça suffit ces conneries sinon, dans la mer, c’est lui qu’on va jeter : Margot. »

« Il faudrait peut-être prévenir monsieur Casi, dis-je d’un ton neutre. –Je l’ai fait déjà, dit Corn. –Et comment a-t-il réagit ? questionnai-je. –Il a demandé à moi ce que je pense de l’usage exagératif des notes de bas de page et des italiques dans les mauvaises romans philosophiques, dit l’électricien en exposant sa dentition régulière. –Et le capitaine ? demandai-je encore. –Il dort tout le temps, » dit Corn en faisant de la main un geste élégant, qui signifiait l’ampleur de son mépris. Et puis il termina ainsi : « Demain à midi, l’équipage va voter pour décider de lui sacrifier ou non. Je suis venu te prévenir. »




La suite de ce récit paraîtra automatiquement lundi prochain, à midi.




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[Image : Vu par reading_is_dangerous] L’œuvre, d’un artiste inconnu, fut photographiée à Erevan, dans le quartier surnommé « Bangladesh », le 25 juillet 2008.

vendredi 25 juillet 2008

UNE BRUME IMPREVUE




C’est une mer isolée, aux limites tracées hors du monde. Elle ne figure pas sur les cartes normales, celles des forces navales ou des marines marchandes, les cartes d’autrefois ou d’aujourd’hui. Nul ne sait où la trouver. On parvient à ses eaux par hasard plutôt qu’autrement, en dérivant, pas sur un radeau, non ! mais en dérivant sans avoir conscience de sa propre dérive, et puis en côtoyant sans les voir des rivages inattendus et cachés par un éternel brouillard pâle.

Ce brouillard est l’amant indéfectible de la mer isolée. Il forme avec elle un couple fantastique, bien réel, prolifique, dont la progéniture compte les poissons visibles dans la transparence des eaux, et les créatures méconnues des profondeurs vertes, et les monstres rencontrés par des marins malchanceux, au destin malheureux : c’est l’objet des légendes racontées par les vieux loups de mer aux matelots nerveux, pendant que les capitaines réduits à l’impuissance lèvent vainement le poing en direction des flots rebelles au gouvernail.


Le radar, le téléphone satellite, le télégraphe, ces inventions récentes ne fonctionnent pas à l’intérieur du cercle de la mer isolée. Même le stylo bille y remplit difficilement ses fonctions. Mais la prière « passe » ; on dit qu’une embarcation réussit parfois à s’éloigner du brouillard pâle après que tout le monde à bord eut prié Saint Album, au lever du jour, en cherchant le ciel des yeux… toute une huitaine durant.





UNE BRUME IMPREVUE


On m’appelle Guylain Place. Je suis chargé des ravitaillements en liquides et en solides, pour un petit bâtiment de transport, le Cueillette, qui bat pavillon sénégalais, et qui appartient à un Arménien américain du Liban, monsieur Ambrtian, que je n’ai jamais vu, mais dont l’accent m’est connu, parce que j’entends souvent sa voix à la radio. « Câble, ulcération pour abat-son, macaroniste, » appelle monsieur Ambrtian, et nous sommes quasi sûrs que c’est lui, parce qu’il utilise sa propre version de l’alphabet phonétique, en français. Il veut souvent parler à « Dalle, abat-son, » c’est-à-dire d’Aloyau, notre capitaine, qu’il a surnommé Daloyan, parce que ça lui semble un nom plus familier (il nous l’a avoué). L’équipage a suivi cet usage, et d’Aloyau est devenu le Capitaine Daloyan, sauf pour Jonglet, l’opérateur radio, qui l’appelle systématiquement Dalabasson. Mais qu’on l’appelle d’Aloyau ou Daloyan ou Dalabasson, le capitaine reste évidemment le même : un être lourd, physiquement et psychologiquement figé, passif, tranquille et fiable, mais gris, et dur, bien qu’usé ; c’est un morceau de basalte depuis longtemps taillé en forme d’homme. Quant à moi, pour la radio, je suis « Pacifier, labourable. » On m’appelle sinon par mes nom et prénom : Place Guylain ou Guylain Place.

Le second du capitaine est une femme, Aphrissa Ping, dont le prénom laid convient mal à sa beauté. Miss Ping est si jolie, et si jeune (elle n’a pas encore vingt ans) que l’équipage n’ose pas s’approcher d’elle, et c’est tant mieux pour la quiétude de notre groupe, d’autant que le capitaine maintient mêmement ses distances avec la jeune femme. On ignore comment mademoiselle Ping a obtenu son emploi, mais on sait que monsieur Ambrtian l’a embauchée sans la voir. Jonglet, l’opérateur radio, croit qu’il existe un lien familial entre la jeune fille et le patron, mais j’en doute pour des raisons que je donnerai plus loin. Il faut nécessairement décrire la beauté de la jeune Ping : le clin d’œil des hanches, le sourire du dos, l’éclat de la nuque, la courbe du visage, la générosité des lèvres, et surtout la justesse de la poitrine qui met en valeur la fraîcheur du ventre, et l’attrait d’un regard vert, neuf, vivant. Miss Ping passe ses journées longues en cabine, seule avec un oiseau qui chante dedans une cage en osier rose. On sert invariablement à la jeune femme deux repas par jour ; du gruau au miel, le matin, et une soupe aux orties, accompagnée de légumes bouillis, le soir. Elle quitte sa cabine chaque nuit, pour faire le tour du navire en trottant furtivement d’un pont à l’autre, allant de bâbord vers tribord et de poupe en proue, sans que l’équipage sache ce qu’elle fait vraiment ou ce qu’elle espère ou non. Quoi qu’il en soit de son rôle à bord, l’équipage s’adresse à mademoiselle Ping avec le respect dû au second du capitaine.

La troisième personne d’importance sur notre bateau, après d’Aloyau et miss Ping, c’est l’homme de barre, Pierre Margotin, surnommé Margot. Peut-être est-ce lui, le second véritable du capitaine, et une partie de l’équipage murmure que le capitaine véritable, c’est Margot. Il une tête d’assassin, un corps de brute, grand, une chevelure sauvage, des yeux comme du charbon, l’intelligence de l’ogre de montagne, de la magie. Son poste à la cabine de pilotage est occupé par le stagiaire Massue, un garçon frêle, craintif, mais compétant, pendant que Margot s’occupe dans la salle des machines, en compagnie de son ami, Laîche, notre mécanicien. Celui-ci a un assistant, Zani ; c’est un vieillard savant et sage, qui accueille toujours l’homme de barre comme s’il était le capitaine véritable, et pas seulement la troisième personne d’importance sur notre bateau.

Le propriétaire Ambrtian, le capitaine d’Aloyau, le second Ping, l’homme de barre Margotin, l’opérateur radio Jonglet, le mécanicien Laîche et son assistant, le vieillard Zani, le stagiaire Massue, et moi, le chargé des ravitaillements, Guylain Place : ça fait déjà plusieurs noms, mais il faut ajouter ceux du cuisinier Gupta, un Hindou, et de l’électricien Corn, un Anglais, et puis ceux des manœuvres, huit hommes de caractères et de nationalités différentes : Amao, Baargeld, Chûn, Daladier, Ehrenbourg, Fmer, Gallmard, et Hantaï. Nous ferons leur connaissance un peu plus tard. Nous avons aussi un touriste, monsieur Casi, un écrivain franco-argentin, et puis un chat nommé Scorpion et qui fut amené à bord, parait-il, par celui qu’aucun d’entre nous, y compris le capitaine, n’a vu : monsieur Ambrtian.



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Nous voguions depuis huit jours, ayant quitté Tunis, en Tunisie, en direction de la péninsule arabique, transportant une cargaison de fruits sauvages et de jeux de cartes. Notre voyage allait bien, mais le neuvième jour, à l’aube, Massue aperçut une brume imprévue qui flottait sur la mer, droit devant nous. Il descendit à la salle des machines pour avertir Margotin, lequel ronflait dans un hamac en compagnie de Laîche, qui ronflait aussi. Zani surveillait les dormeurs autant que les machines ; il arrêta le stagiaire avant que celui-ci eut réveillé les ronfleurs, et, apprenant la raison du dérangement, le vieil assistant renvoya Massue en l’assurant qu’une brume imprévue, flottant sur la mer, droit devant, ne signifiait aucun danger. Vingt minutes plus tard, nous avancions donc contre la brume lorsque le stagiaire remarqua que notre lecteur GPS (le global positioning system) n’affichait rien. L’ordinateur de bord s’éteignit doucement, et puis l’éclairage électrique cessa de fonctionner. À côté, chez Jonglet qui venait de se lever, la radio était désormais muette. Les moteurs ralentirent d’eux-mêmes, et on entendit une à une les voix des membres de l’équipage (sauf celle du second) qui découvraient en se réveillant l’étrangeté de la situation. D’Aloyau apparut devant la cabine de pilotage en même temps que Margotin. Le capitaine semblait indifférent. L’homme de barre respirait bruyamment, son visage était rouge, ses yeux roulaient. Il fut le premier à questionner Massue sur ce qui se passait. « Nous traversons une brume imprévue, répondit le frêle garçon. –Une brume anti-électrique ? demanda le capitaine. –It is impossible ! » répliqua l’électricien anglais. Il venait d’arriver. C’était un bel homme, un barbu, un chauve. Sa dentition était régulière, son nez fin, l’iris bleu. Il avait le teint propre et une élégance naturelle. « Où nous être maintenant ? demanda l’Anglais. –Pas loin de … » répondit le stagiaire, mais on perdit la fin de sa réponse, parce que Margotin fit sonner préventivement la sirène du Cueillette. Et depuis ce matin-là, la sirène retentit tous les quarts d’heure, de jour comme de nuit, pour réduire le risque de collision avec un autre navire. On n’entend rien d’autre que la conversation à voix basse des hommes, et le chant de l’oiseau de mademoiselle Ping. C’est un drôle d’oiseau, celui-là qui continue à chanter malgré la présence du brouillard pâle qui nous cache la vue du monde. Dans un silence radio inexplicable, nous naviguons depuis huit jours.




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[Image : Les profondeurs vertes par reading_is_dangerous]

mardi 22 juillet 2008

NOUS APPARTENONS







des ruches, une reine, je me souviens des jours quand nous achetions des essaims... Il fallait trouver la reine, compter les œufs, évaluer la substance du bois, sa capacité à résister à l’invasion

je peignais un numéro sur la ruche bonne, choisie, achetée

quand il faisait mauvais temps, le risque était plus grand de nous faire piquer, parce que les abeilles nerveuses craignaient la pluie

ces années ont passé
aujourd’hui je suis en attente
rêvant d’une maison qui serait la mienne, à nous

où des pièces sombres abritées du soleil
où des avenirs de fenêtres joyeuses pour la lumière

je ferais de la guitare symétrique
un doigt ici
un doigt là
et tes colères, je les apaiserais d’une caresse

nous mangerions du miel
avec les œufs
des poules généreuses

un chat
une nuit
nous apporterait un scorpion
en remerciement des soins donnés
aux petits de sa première portée

je trouverais des mots au télescope
au milieu des étoiles

des mots qui ne serviraient jamais
mais dont la beauté placerait un sourire
au creux de tes mains, mon amour

un ours
dormirait à la maison
en moi, ses griffes

et le foie de l’ours, et sa fourrure
et l’alcool nous serait gai
heureux
sans peur, sans hurlements
sans tremblement

sous les nuages noirs je t’enseignerais
l’art du vol
comme dans les rêves

un seul saut et déjà tu saurais
l’impossibilité du libre arbitre
et la sottise de celui qui estime encore
qu’il occupe le sommet de la Création



là (entends-tu ma voix ?)

tu verrais ces arbres arrivés d’ailleurs
des peupliers venus d’un autre monde, astronautes
des jujubiers, des oucalyptos

dans l’œil du bois, un caramel de soucoupe volante,
un pont
un banc

dans l’œil un banc pour s’asseoir sur la pensée
pas de mot
pas de dessin
mais du mouvement

un photon traversant l’espace, le temps
la particule de lumière pense à sa destination :
droit devant elle, suivant une courbe

les arbres de l’espace
les êtres humains agités de-sur la Terre
des feuillages dont l’une des qualités
est de faire référence à eux-mêmes

et quand tu meurs vient la soudaine transformation
d’un objet conscient de lui-même
en un objet inconscient








tu sais que
nous appartenons à ce qui vient


des ruches, une reine

je me souviens des jours
quand j’étais miel et toi, la langue avide
d’une ouvrière



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[Image : Souvenance par reading_is_dangerous]

jeudi 17 juillet 2008

LE VIOLON DE TES GEMISSEMENTS




Le silence accompagné de raisons, lesquelles se cachent comme des vérités en fuite, fées parties dans la forêt épaisse et sombre, ou qui paraissent à la vue comme des marguerites furtives, entr’aperçues, des femmes aux seins ensoleillés, des fleurs vues, une amie à aimer. Il est un sorcier véritable ; l’univers se plie à ses caprices ou c’est l’inverse : l’univers se plie au moment juste des caprices du sorcier. Il est beau, faiseur de silence, le père et la mère du silence, et des enfants de silence, le fils, la fille.

C’était l’invité d’honneur d’une troupe de silence dont la Générale frappait son cheval d’un fouet de silence, au pays du silence, sur une route de silence. La boue du silence dans la bouche, il mordait des raisons comme des nuages immobiles. Ceux-ci défiaient l’humanité ; le sorcier l’avait silencieusement capricié, cela et d’autres raisons.

Et puis une trompette de joie vint jeter des éclats de feu, non pas que le silence fut triste, mais la nature des trompettes était d’aimer le silence pour le couvrir, comme son enfant la nuit, quand menace le skvaznyak, un courant d’air, un air de fête, une fanfare habile, une marche de victoire, l’armée des défunts, des fidèles tronçonneuses électriques alimentées à l’énergie du cœur, quand le rythme cardiaque va, quand les bras touchent à la Lune, quand les habitants de Mars soudainement s’en vont vers Jupiter, parce qu’ils nous ont vus, et nous sommes laids.

Le frère, je l’appelle pour lui dire que ce disque était à nous, disque lumineux, solaire, de vérité, de silence. Pendant des années il dormait, comme endormi sur la plage, quand les insectes visitent vos oreilles, quand des bourdons sonnent la naissance de l’héritier, quand les singes attachés à des machines à écrire pondent des œufs à dents, quand la cervelle gonflée des ventres des jambes de la forêt des oucalyptos arrête la différentielle du temps, quand le clavier dit non, quand le silence fait mal au dos, quand le sorcier se transporte gratuitement à Tunis pour y chercher le temple, une tête bouclée, un ange de communication, la briseuse du ciel.

J’aimerais boire la dernière goutte, glisser sur le vent, terminer mes chansons, celles du monde, donner à boire à des extraterrestres amicaux, partager ton sommeil, étreindre le silence de tes mains, manger ton dos, partir sur ta langue, devenir le médecin des ventricules du tambour de ta poitrine, décocher la pointe d’argent des flèches de mon âme sur la cible des anti-sourires des aubaines, le vin, rouge, il coule, une rivière de sens. Vous ne m’attraperez plus.

Demain était déjà fait. Je suis allé y voir, silence et tout, devant ta pomme, tombée, le mal, tu l’as goûté, mais restée sur ta faim, mon hexagone dans la caisse, tu disais : « Je suis un tiroir animal, » et puis nous nous sommes couchés dans la litière du silence. Des monstres à sept bras nous portaient dans une chaise à valise, et la contrée disparaissait derrière nous, ces épinettes que nous appelions « sapins », et les notes de musique, ces notes trop lourdes pour que nous les emportions avec nous, et le violon, tu l’aimais.

Ce poulet que tu faisais cuire, trop tard ! Ce mur contre lequel je te poussais, si bien. Tu geignais, oui, oui, oui, et je continuais à fendre du gras, des lèvres bavaient, le matelas heureux chantonnait, j’étais musicien, et toi, ma guitare, ma harpe, je tremblais du bout des doigts pour te toucher, ma mélodie éternelle. L’autre jour, vieux Français, belle Italienne, nous nous sommes retrouvés pour rien. Le grenier nous a craché à la figure. Ton cou criait : You are the one. Ça n’a rien donné, et je suis mort, mort, mort.

Tu appelais ta mère, lorsque a) je finissais la jarre ; b) regardais tes yeux une dernière fois (sachant que c’était la dernière fois) ; c) pleuvais ; d) abandonnais mes études ; e) mitraillais silencieusement le silence. Un Indien d’Amérique se lavait les mains ; le sang de nos ennemis nourrissait les coquelicots du printemps, les pommegrenades de nos songes, le rubis des dieux d’En-Dessous, c’était un tunnel à trois portes que j’explorais. Je brandissais une épée de scie. Dans mon sac, les morceaux de ta plainte pesaient lourds, mais j’étais déterminé à parvenir jusqu’au temple d’Or et de Sucre.

On ne me reverra pas, c’est presque sûr. Le téléphone l’a dit, confirmé, prouvé. Le fil se décroche, il faut faire attention. Le vin s’est tombé dans mon estomac. Son métabolisme ira... La fin des temps est ivrogne. Je ne bois jamais, sauf quand j’ai soif. Vous saurez que j’ai grandi quand je serai devenu la personne que vous êtes. Les lettres elles-mêmes ne peuvent pas empêcher le silence de remporter la partie, après la Chute, quand nous serons tous étendus les uns sur les autres, pour nous aimer sous la terre. Des étoiles vrombissantes, des rayons de désir, des pôles électriques de savoir, des études mystérieuses, des sacs de poèmes, des énervements, des superpositions, des à-genoux, des langues manipulatrices. Je lisais Tolstoï, Le Lac Des Cygnes, et le violon de tes gémissements me promettait les épousailles de nos bonheurs réunis.

Il ne faut pas que j’écrive. Il y a de l’huile à silence. Un moteur à bruit, il irait loin, mais il a peur du sens. Je te fais donc cadeau de mes pas.



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[Image : La voleuse d’amour par reading_is_dangerous ]

dimanche 6 juillet 2008

DANS LA CONNAISSANCE DES MANŒUVRES




Celui nommé Floripain de Poirée traversait le pays des oucalyptos et nananiers. On y vivait à la vieille, des hommes sans poule électrique, sans aspirateuse. Les enfants bavaient des mers ; les dames accouchaient partout, partoute ; on ne pouvait pas écrire autrement qu’en désordre. Il s’était préférable, là, de porter une machette ou de chanter dans l’église, dans l’aube, dans la population rassemblée pour l’entente des nouvelles neuves, lesquelles, on les écrivait à l’avance, parce que c’étaient toujours les semblables aux nouvelles de la veille.

On construisait de terre des petites maisons, cela en prévision des mariages prévus de l’année. Au pays des oucalyptos et des nananiers, les ampoules n’avaient pas d’aspiratouses ; les enfants crachaient des meules ; les femmes donnaient des vers. Celui nommé Floripain de Poirée voyageait.

Il désirait ce qu’on savait, les manœuvres, ainsi cela qu’on avait oublié, les priorités, et ce qu’on avait jamais su, des jeux mystérieux, des questions de trafics entre les atomes. Il voulait entrer périodiquement chez qui n’attendait pas habituellement de visiteur, et chez qui n’en attendait plus. Le jour suivant celui du loyer, après qu’on a payé, celui nommé Floripain de Poirée espérait de se servir librement de la pensée d’autrui, tel un picoreur.

Il vendait des garnitures d’habits, de toits, de babouins ; des garnitures d’eau, de dérives, de malchance ; des garnitures de romans, de portraits. Il excellait au charbon, il était décentralisateur diplômé, cotonnier, bibliographe, confectionneur de paniers d’osier... Il parlait de la guimbarde : on dansait partout, partoute au rythme des rebonds improvisés de celui nommé Floripain de Poirée.

Il mélangeait tout : la poussière de la route, les loueuses d’une nuit, ses craintes, des bouteilles, des repas légers, des emails sauvés (mais jamais envoyés) et des tableaux de photographies qu’il examinait pendant des années, à la loupe, au microscope, pour y découvrir des personnages soigneusement assis ou couchés. Des types qui renvoyaient leur cœur, des vierges en robe blanche, des bouches qui mordaient des fleurs, des yeux qui pleuraient du plomb… Des lunes éclairaient la voie de celui nommé Floripain de Poirée, la nuit.

Une géante lui raconta l’histoire suivante : Une bille accoucha d’un aborton, lequel fut enroulé dans une couverture avant qu’on le dépose à la morgue ; plus tard une veuve vint à cet endroit pour soigner la dépouille de son défunté mari ; la veuve prit la couverture enroulée sans deviner l’objet qu’on y avait caché, pour en faire l’oreiller qu’elle plaça sous la nuque de son époux ; or la bille « mère » s’était entre-temps échappée de sa chambre, et elle disparut ; on cru donc qu’elle s’était enfuie en emportant le corps de l’enfant, lequel fut retrouvé au cimetière quand on allait enterrer le mari de l’autre. « La mort en riant reprit finalement ses proies, » dit la raconteuse, mais celui nommé Floripain de Poirée coucha la géante sur son lit, et puis il se passa une grande chose ; au pays des oucalyptos et des nananiers, quand on y vivait encore à la vieille, dans la connaissance des manœuvres, dans l’oubli des priorités, sous l’éclairage des lunes, cette nuit-là.



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[Image : Bananiers de respiration par reading_is_dangerous]

mercredi 2 juillet 2008

VELO D’ANE




Il s’était mis en route, emportant de la fatigue, des doutes, un soupçon, des déchirures, des idioties, des mystères et des conseils inutiles, un peu d’argent liquide pour couvrir sa soif, et des bottines crottées, et des vibrions du choléra, lesquels se trouvaient pauvres et desséchés, mortifiés, inoffensifs, incapables d’opérer.

Il tombait vers sa destination. Cette chute s’accomplissait en silence, car le tombeur s’était interdit d’élever la voix. Il tombait comme ailleurs on poussait des ânes météorites, quand des vers ronds jouaient sous le sol des pieds, quand les corneilles pies pinçaient du bec le bout des arbres à ongles, quand le soleil se roulait innocemment dans la poussière, quand le bois général prenait forme (et son épouse), quand les camions sensibles vibraient d’amour, quand les collines souriaient en affichant leurs bananes d’or, leurs joies sonores, la certitude des monuments qui ne se déplacent jamais autrement qu’avec le globe entier de mes pensées.



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[Image : La brutalité du départ par reading_is_dangerous] (Sur la route de Rutshuru, juin 2008)