mercredi 31 décembre 2008

LES DIAMANTS DU NOUVEL AN




Le pied nu sur du verre mince, au-dessus d’un gouffre, à quatre cent mètres du bord rocheux situé devant vous. Des mains griffues tombent sur vos épaules, aux ongles noirs, à la peau violacée, aux coudes terminés par des moignons de méchanceté.

Le verre a promis de ne pas céder, mais comment lui faire confiance ? Vous secouez vos quatre cent kilogrammes de chair et d’os. Vous poussez un orteil inquiet. Vous faites un pas. Les mains griffues grattent le verre, se changent en poings, frappent la surface mince qui vous soutient au-dessus de l’abîme.

Le bord rocheux. Un pied nu. Le soulier lancé au visage d’une chaussette. Les moignons de méchanceté. Les coudes en poings. Mes quatre cent kilo de fatigue. Il pleut des images incompréhensibles pendant que je peine à avancer. Des visages aux yeux noirs. Des fronts violacés. Des volcans de pleurs. Des carreaux aux poumons.

« Pourquoi écrire, » s'interrogeait un orteil, « sachant que tu ne seras pas lu ? —Écrire pour écrire comme on lit pour lire, » répondait l’abîme. Le nouvel an commence ici, sur tes épaules, au prochain pas, sur la mince surface du monde. C'est un diamant immense et plat sous la cloche du pied. Je vais sauter...



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[Image : Redemarrage par reading_is_dangerous]

vendredi 26 décembre 2008

PETITE CHEVRE DEBILE





chus percé
au plafond un trou
ch’tombe goutte à goutte
su’ ta tête, petite chèvre

des fromages à abeilles
puent la belette, les fracas
des chars qui se foncent dessus
pour te gagner, mon amour

ta langue est une guèpe
ben morte, emportée par le vent
j’la vois qui s’en va du plancher
le bois crie : Aye !

c’t’un banc de neige à épices
tu’l goûtes, ça t’fond dans bouche
comme une plante à jello, tu vois
ce que je veux dire

c’t’un jeu roche papier ciseaux
dans ton sac t’as un peu de chaque
pis une main que tu peux jouer
qui pogne la mise de l’autre

les mains viennent des Gidis
c’est pas facile d’en accrocher un
y a des Gidis bleus, des Gidis verts, des rouges
les plus rares sont blancs, et pis les violets !

ils te sautent au cou, les méchants
t’as le temps d’une dernière respiration
pis c’est fini, la main du Gidi t’a eu
te voilà dans l’autre monde

chus percé, un trou dans tête
ça coule à l’extérieur
chus par là-bas, dans une zone bizarre
où ce que les baleines chantent en bossant

elles vendent de l’or pis de l’argent
ça te coûte, mon ami
la richesse, c’est pas gratuit
c’est un secret pas mal ben cher

tu peux te pogner un œil qui voit
la mise de l’autre, roche papier ciseaux
comme ça tu sais quoi jouer à l’avance
pis tu gagnes toujours

petite chèvre débile, tu comprends rien
mais mes Gidis pis moi, tout ça
c’est ta maison, ta chambre, ton lit
ton estomac de douceur bien rempli

si je savais écrire des poèmes
si je pouvais t’enlever ton bikini
si j’avais tes fesses dans une main
si tu me disais : « C’est parti, mon kiki ! »

si la neige tombait dru
par le trou du plafond, sur ta langue
dans ton esprit, un flocon
l’explication universelle que t’espérais

chus une lampe qui fait du noir
chus une bombe qui donne de l’espace
chus une rivière escaladeuse
chus un train de mots qui fait tchou-tchou

sur le rail tu poses ton cou
la nuque ton dos tes reins la craque
le trou du plafond par lequel je passe
pour te dire coui-coui, chus un oiseau

mes ailes j’en ai trois
deux qui volent pis une de spare
dans la vie, faut rien attendre
mais tout est beau comme une ligne

j’avais des cheveux, ils sont partis
j’avais une façon de tourner mes phrases
j’avais du chien, un corps de cœur
du poumon pour crier contre la falaise

chus un coureur des bois, j’avale des flèches
la neige me glisse dessus, elle est gentille
je réfléchis pas avant de parler
chus un raisin qui tombe dans une bouteille

les lumières de Noël me disent combien
mon père, ma mère m’aiment
dans le salon la pile de cadeaux
chus encore là—déchire le papier, déchire !

j’ai jamais voulu faire du sens
parce que c’est clair que le monde en a pas
j’empile des mots jusqu’au plafond
pour le boucher, c’t’estie d’trou-là



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[Image : Lustre chez M. l'Ambassadeur par reading_is_dangerous]

samedi 20 décembre 2008

L'ECHELLE DU THORAX




La joie d'augmentation
dans les veines, les tuyaux, les pipes

Tu es un type nu, gras
un corps de ciment

Le niveau des flots
au bord des cités nerveuses, occupées

Tu méprises l'instant
quand on t'invite à t'asseoir

Le prix des plaisirs
dans ta poche, des mouchoirs malheureux

Tu connais la fille morte
et les caresses du nez

Le volume des grincements
dans la nuit du jour, des pleurs de bébé

L'être abandonné sera roi
si tu le portes

La roue du changement
sur une carte, au milieu du tarot, devineresse

Elle disait, "Nous sommes des vers
de traverse du temps."

La crevaison des coeurs pneumatiques
et le matracage des ballons de sentiments à clous

Le petit suce l'espace et du lait de vaches mortes
au fond des yeux, cette légendaire lueur

L'amour des poumons
dans les draps et les trainées jaunes, puantes

Le père est passé par là
au creux de l'après-midi quand les pleureuses mangeaient

L'échelle du thorax
te donne à boire de l'espoir, des mamelles

Les brises de respiration
portent des mouettes intérieures, fortes

Les eaux crevées de tes pensées
soulèvent mes membres –Allons !

Le feu lent de tes entrailles
me donne une histoire, des mélanges de pronoms

La génèse de la joie
se raconte en personne, sur papier bon

C'est un système philosophique
tenant sur des articles définis

Des personnes montées sur des personnages
le monde et l'enfant

Définis !
Et les mots suivants



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[Image: Système philosophique par reading_is_dangerous]

jeudi 18 décembre 2008

ESPA AVAIT UN DEMI PIED



Espa avait un demi pied. Son esprit faisait le dessus d’une table et la surface d’une carpette, mais on le trouvait parfois sur le verre d’un écran de télévision ou à l’intérieur d’une ampoule électrique. Son nez avançait, le coin d’un monde reniflant. Espa humait la vie sérieusement, avec beaucoup de curiosité, combinaison d’atomes par combinaison d’atomes. On le découvrait par hasard comme on l’aimait inconsciemment.

Espa dérivait en vous. C’était une bouche au plancher, des lèvres creuses, des dents d’écailles, un être poil. Il vous descendait du dos. Il fermait les portes de la mémoire contre toute intrusion. Il exigeait un mot de passe inconnu, imaginé par lui, un mot impossible à prononcer à voix haute ou en pensée. Des accumulations de lettres, des idées écrasées, des vérités difformes dansaient en lui.

Espa prenait mesure des choses. Des pépins de poire lui servaient à établir la circonférence des océans disparus des planètes et des lunes. Espa traversait l’espace, les poches remplies d’yeux, une montre au ventre, des coulis de serpents dans les pattes. Il parlait en langue gazeuse à propos du lait des vaches mortes de Tchernobyl et des ions fluor ajoutés à l’eau distribuée aux prolétaires pour en faire des cuillères, pas des couteaux. On ne comprenait rien à ce qu’il disait de son demi pied, Espa.

Il réfléchissait en surface, pour saisir l’intérieur. Son nez aspirait l’air de la vie, une boucle de mouvement, le passage des créatures pressées contre le vide. Il accumulait chez lui des mémoires à pattes, des atomes partis à la dérive, des ampoules de bouche. Espa exploitait ses trésors comme d’autres exploitaient les artéfacts gardés dans les musées. Des bites de plastique séduisaient des jeunes femmes effrayées par l’épaisseur des jeunes hommes. Les contemporains d’Espa l’étaient de moins en moins, contemporains les uns des autres. Le cocooning influençait l’espèce humaine, devant Espa ; ça lui donnait froid sous le menton.

Des poils de pensée. Des frémissements de pardon. Des centaines de milliers d’hommes mourrant sur une croix. Ils sont tous morts pour nous, pour la construction d’un monde basé sur l’élimination des sujets soumis, transformés en objets de la Loi. Des lettres capitales, majuscules, qui pesaient gros sur la pochée d’yeux d’Espa quand il traversait les cieux. « Je suis un bolide, » songeait le demi-pied, « forcé d’emporter des séries de canons. »

La pensée d’Espa explorait des étendues situées en dehors du réalisme. L’ordinaire, le vrai, la représentation du vrai, la propagande : Ces manipulations, ces murs échouaient à le retenir. Espa dépassait librement toutes les distances de la raison. Il s’inventait des syntaxes comme des couleurs. Il niait l’existence du point. Toute description de l’univers lui semblait louche ou limitée à l’expérience trompeuse des longueurs du temps.

« Le temps ne coule pas, » répétait Espa. Nous sommes figés. D’un instant à l’autre comme d’un endroit à l’autre, ce sont les copies imparfaites, les échos flous d’un premier cri ou d’une seule note, le chant d’un verbe. La multiplicité apparente de la Création surgit d’une oscillation entre le Néant et son absence : L’absence de l’absence. Cette vibration nous parvient : Voyez l’adoration des bites de plastique ! Les phallus d’ange, les membres électriques sont omniprésents depuis que Dieu est mort. Tant mieux !

Espa savait à chaque pas combien inutile et vaine est l’attente d’une révélation post-mortem. Le mort est mort. L’arc, le champ électromagnétique où vit la conscience de soi disparaît à l’instant du décès, et ç’en est bien fini de la préhension de l’instant et de soi-même. La révélation, l’illumination descend sur les épaules vivantes du marcheur. C’est une charge joyeuse et qui vous pousse vers le haut, en direction de la Lune, et vers Saturne, et Pluton, et les corps sans nom.

Nous baignons dans l’éternité, vivants, sorciers des lacs, sorcières des rivières, à condition de rejeter ces craintes enfantines qui nous trouvent sous les jupes des idées de l’âme personnelle. Pas de dieu perso ! « Mon royaume n’est pas de ce monde, » déclarait autrefois Espa. Il régnait sur les surfaces, à l’intérieur des ampoules électriques, sur la lumière. Il portait des sacs de peau, des épidermes de souffrances, des poèmes monstrueux, les enfants animés d’une ronde autour du nœud—l’ombilic—qui attache ce qui est à ce qui n’est pas.

Un tapis de glace, mouillé, glissant, une étendue d’eau mortelle sur laquelle un souffle peine à se maintenir. C’est Espa qui sautille sur son demi pied, posant cette question : « Est-ce ou n’est-ce pas ? » Un canon de silence rugit. Sa réponse veut tout dire.



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[Image : Une demi porte]