jeudi 18 décembre 2008

ESPA AVAIT UN DEMI PIED



Espa avait un demi pied. Son esprit faisait le dessus d’une table et la surface d’une carpette, mais on le trouvait parfois sur le verre d’un écran de télévision ou à l’intérieur d’une ampoule électrique. Son nez avançait, le coin d’un monde reniflant. Espa humait la vie sérieusement, avec beaucoup de curiosité, combinaison d’atomes par combinaison d’atomes. On le découvrait par hasard comme on l’aimait inconsciemment.

Espa dérivait en vous. C’était une bouche au plancher, des lèvres creuses, des dents d’écailles, un être poil. Il vous descendait du dos. Il fermait les portes de la mémoire contre toute intrusion. Il exigeait un mot de passe inconnu, imaginé par lui, un mot impossible à prononcer à voix haute ou en pensée. Des accumulations de lettres, des idées écrasées, des vérités difformes dansaient en lui.

Espa prenait mesure des choses. Des pépins de poire lui servaient à établir la circonférence des océans disparus des planètes et des lunes. Espa traversait l’espace, les poches remplies d’yeux, une montre au ventre, des coulis de serpents dans les pattes. Il parlait en langue gazeuse à propos du lait des vaches mortes de Tchernobyl et des ions fluor ajoutés à l’eau distribuée aux prolétaires pour en faire des cuillères, pas des couteaux. On ne comprenait rien à ce qu’il disait de son demi pied, Espa.

Il réfléchissait en surface, pour saisir l’intérieur. Son nez aspirait l’air de la vie, une boucle de mouvement, le passage des créatures pressées contre le vide. Il accumulait chez lui des mémoires à pattes, des atomes partis à la dérive, des ampoules de bouche. Espa exploitait ses trésors comme d’autres exploitaient les artéfacts gardés dans les musées. Des bites de plastique séduisaient des jeunes femmes effrayées par l’épaisseur des jeunes hommes. Les contemporains d’Espa l’étaient de moins en moins, contemporains les uns des autres. Le cocooning influençait l’espèce humaine, devant Espa ; ça lui donnait froid sous le menton.

Des poils de pensée. Des frémissements de pardon. Des centaines de milliers d’hommes mourrant sur une croix. Ils sont tous morts pour nous, pour la construction d’un monde basé sur l’élimination des sujets soumis, transformés en objets de la Loi. Des lettres capitales, majuscules, qui pesaient gros sur la pochée d’yeux d’Espa quand il traversait les cieux. « Je suis un bolide, » songeait le demi-pied, « forcé d’emporter des séries de canons. »

La pensée d’Espa explorait des étendues situées en dehors du réalisme. L’ordinaire, le vrai, la représentation du vrai, la propagande : Ces manipulations, ces murs échouaient à le retenir. Espa dépassait librement toutes les distances de la raison. Il s’inventait des syntaxes comme des couleurs. Il niait l’existence du point. Toute description de l’univers lui semblait louche ou limitée à l’expérience trompeuse des longueurs du temps.

« Le temps ne coule pas, » répétait Espa. Nous sommes figés. D’un instant à l’autre comme d’un endroit à l’autre, ce sont les copies imparfaites, les échos flous d’un premier cri ou d’une seule note, le chant d’un verbe. La multiplicité apparente de la Création surgit d’une oscillation entre le Néant et son absence : L’absence de l’absence. Cette vibration nous parvient : Voyez l’adoration des bites de plastique ! Les phallus d’ange, les membres électriques sont omniprésents depuis que Dieu est mort. Tant mieux !

Espa savait à chaque pas combien inutile et vaine est l’attente d’une révélation post-mortem. Le mort est mort. L’arc, le champ électromagnétique où vit la conscience de soi disparaît à l’instant du décès, et ç’en est bien fini de la préhension de l’instant et de soi-même. La révélation, l’illumination descend sur les épaules vivantes du marcheur. C’est une charge joyeuse et qui vous pousse vers le haut, en direction de la Lune, et vers Saturne, et Pluton, et les corps sans nom.

Nous baignons dans l’éternité, vivants, sorciers des lacs, sorcières des rivières, à condition de rejeter ces craintes enfantines qui nous trouvent sous les jupes des idées de l’âme personnelle. Pas de dieu perso ! « Mon royaume n’est pas de ce monde, » déclarait autrefois Espa. Il régnait sur les surfaces, à l’intérieur des ampoules électriques, sur la lumière. Il portait des sacs de peau, des épidermes de souffrances, des poèmes monstrueux, les enfants animés d’une ronde autour du nœud—l’ombilic—qui attache ce qui est à ce qui n’est pas.

Un tapis de glace, mouillé, glissant, une étendue d’eau mortelle sur laquelle un souffle peine à se maintenir. C’est Espa qui sautille sur son demi pied, posant cette question : « Est-ce ou n’est-ce pas ? » Un canon de silence rugit. Sa réponse veut tout dire.



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[Image : Une demi porte]

3 commentaires:

  1. Espagne chapeau siège châtelain
    Demeure espace forteresse
    Castel cristallisation
    Devant la barbe
    Révérence à demi

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  2. Drôle de commentaire qui me trouve au moment où je lis LES CHATEAUX DE LA SUBVERSION d'Annie Lebrun.

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  3. UN DOIGT DE VODKA

    La subversion ressemble
    Aux arômes surpuissants
    De la soumission

    Subvertir c'est pondre
    Des vers insubmersibles
    Sous l'utérus accroupi
    Des venelles du temps

    Une peu comme radoter
    Mais en braille de préférence
    Et en technicolor insomniaque

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