Madame Libilis, la secrétaire « à l’ancienne » d’Edouard P, venait d’entrer dans le cabinet de travail de celui-ci qui conversait avec Auguste Shard, dit Lejeune, lequel avait prédit l’arrivée prochaine d’un agitateur politique, mais sans en préciser le nom. Libilis paraissait affolée. Son regard normalement paisible sautillait maintenant sur place. Ses yeux bleus ressemblaient aux bulles transparentes des écrevisses dérangées. Ses mains—je note qu’elle portait une pierre brillante au doigt, un diamant—ses mains tremblaient comme celles des enfants opiniâtres qu’on a contrariés. Avant que P puisse lui demander ce qui n’allait pas, la secrétaire le renseigna en ces mots, d’une voix dont le timbre ne dépendait plus de sa tête ; elle dit, « Trois vieillards sont entrés chez nous en passant par la porte de gauche ; ils se sont postés en silence, sans me saluer, mais s’entre-regardant, l’un face à la porte qui mène au couloir, les deux autres de par et d’autre de cette porte, l’un de ces deux brandissant un cystotome. J’ai protesté ; ils m’ont fait signe de me taire.
– Sont-ils vêtus de gris ? demanda Shard, et ont-ils le visage couvert d’un loup ?
– Oui ! répondit Libilis, mais comment le savez-vous ?
– Ce sont mes hommes, des assassins, expliqua Shard et se tournant vers P, il ajouta : Ils résoudront la question de cet agitateur politique contre le lequel je vous ai prévenu.
– Comment ? demanda P.
– J’ignore la méthode choisie par mes hommes, mais l’un d’entre eux est un grand spécialiste de ce qu’on nomme
la vague des tendons; un autre maîtrise parfaitement l’usage de cette provocation mortelle et appelée l’
opposition au cœur, dit Shard.
– Non, dit P, je veux dire, pourquoi ne pas profiter autrement de la situation en gagnant la confiance de l’agitateur, ceci dans l’espoir de mieux éliminer la menace qui pèse sur nos règles de gouvernement ?
– L’agitateur sait pour qui vous travaillez ; il vous serait difficile de gagner sa confiance, dit Shard.
– Pourquoi vient-il alors chez moi ? opposa P.
– Pour demander à l’aide.
– Mais comment ?
– Nous l’ignorons, dit Shard se caressant la barbe.
– Permettez que je lui demande avant que vos hommes n’agissent, dit P en expulsant des volutes d’air épuisé par ses narines (que P avaient énormes, je vous le rappelle.)
– J’espérais cette réaction de votre part.
– Je connais vos feintes.
– Je n’ignore pas que vous savez que je sais que vous savez mon art, » dit Shard en souriant d’une bouche aux lèvres closes.
Il lui manquait les jambes en bas des genoux. Il avait vingt-quatre ou vingt-huit ans. C’était un homme brun, séduisant, mais sa présence inquiétait une majorité de gens, à cause non pas de son handicap, mais parce qu’il émanait de Shard un rayonnement mystérieux, presque effrayant, comme s’il sourdait en lui une justice sortie des profondeurs inhumaines de l’espace et du temps. Les eaux d’un courant si anormal ne pouvait que glacer tout être un peu frileux même après avoir été réchauffées par l’intensité d’un homme tel que Shard, que son destin contraignait à rester assis. Il souffrait d’horribles maux de dos. Comment avait-il perdu ses jambes ? Je raconterai cette affreuse histoire une autre fois. Shard dit, « Madame Libilis, retournez sans crainte à votre bureau, où vous transmettrez de ma part à ces trois charmants vieillards le message suivant :
Que leur mission s’est amaigrie, qu’ils peuvent s’en retourner à leurs études de tropologie. Et, je vous en prie, préparez-nous de la soupe pour un, deux, trois, quatre avec vous et notre ami l’agitateur, de la soupe maigre à la betterave si vous en avez de prête, sinon au panais que j’aime bien, avec des cœurs de coriandre fraîche et un peu de miel d’esparcette. »
Libilis afficha une moue rassurée, mais elle tendit la main vers la belette empaillée qui reposait en équilibre sur son ventre sur un pied de la table retournée dans cette pièce où, je l’ai dit, tout (y compris des idées) se trouvait dessus dessous. « Tut, tut, tut, » dit alors P tirant légèrement la langue, « cet animal ne vous servirait à rien, » et Madame Libilis s’en retourna à son bureau sans rien emporter d’autre que les mots du message que lui avait confié Shard. P voulut savoir si l’agitateur politique n’était pas un homme dangereux. « Qui sait ? On rapporte qu'il y a une personnalité magnétique, » répondit Shard, et puis il demanda à son hôte la gentillesse d’une cuvette, s’il s’en trouvait toujours une dans l’étrange fouillis où nous nous trouvions ; car j’étais aussi là, mais invisible et muet. Vous en souveniez-vous ?
(à suivre)
Le premier épisode de ce lent récit vous attend ici. ::: ::: :::
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