Je prends la ville de Moscou. Les distributrices automatiques de journaux, dans le métro. Les rampes des escaliers mécaniques qui descendent à des centaines de mètres sous terre. Ceux qui montent voisinent ceux qui descendent. On a donc la joie de voir de près des milliers de visages qui passent devant soi, à quelques mètres de distance, mais ce ne sont pas des moments qui durent.
Je prends ces maisons aux murs peints de couleurs tendres. Je prends ces façades recouvertes de panneaux publicitaires immenses, aux visages, encore des visages, de grands frères et de grandes sœurs en beauté. Les sourires disent le bonheur de ces gens qui savent nager dans leur baignoire ou qui ont la réussite collée au corps, comme un aileron.
Elles sont des requins, la nuit, qui tournent autour des hommes en cravates, sans s’intéresser beaucoup à moi: Le mal rasé, qui va à pied, empruntant le métro. Les requines vous disent leur prix, c’est pour la nuit. « Elle commence quand, la nuit ? » ai-je demandé. « Tout de suite, mon choux ! » dit le poisson. Je vis heureusement sans cravate.
Je mange ici des fruits de mer, sushi, sashimi, et les filets de saumon. Je ne touche ni aux poulets ni aux œufs, et j’essaie d’éviter les autres viandes, et les produits laitiers, sauf le fromage, mais le pain, j’en mangerais s’il y en avait du bon. Il y a le noir, petit, qui sent bon, que j’aime bien. Je fais mes provisions au marché du coin, en parcourant les allées jusqu’à la section fruits et légumes où je prends invariablement des tomates et des poires, un citron, des champignons, une laitue…
Une bouteille de vin. La vodka règne ici, au travail, de semaine en semaine. Une bouteille ne me fait pas peur, mais la deuxième, oui. On me dit toujours que j’ai choisi la mauvaise bouteille, la petite. Il faut la grande, une deuxième grande, ou du cognac. Il me rappelle l’Arménie.
Le samedi, le dimanche, je me repose en faisant rien. Je joue avec les mouches. J’attends la venue du soleil: Il tombe devant moi. C’est un spectacle émouvant que la disparition du soleil après une journée passée à l’intérieur de sa maison. Le soleil s’en va, et avec lui, le jour, une journée.
Les journées n’apportent guère que d’autres jours.
Je dors souvent sur le canapé, mais au milieu de la nuit, je me lève pour aller au lit. D’une façon bizarre, je me réveille chaque matin, à huit heures seize minutes, sans l’aide d’un cadran réveil ou d’un rayon de soleil. Ce n’est pas non plus les aboiements d’un chien abandonné à son sort qui me réveillent ; autrement dit, j’ignore la raison secrète de ce petit miracle, mais l’important est que j’arrive à l’heure ou presque à mon bureau. On s’en souviendra : Je n’avais plus travaillé depuis quatre ou cinq ans.
Le bureau est au premier étage d’une maison située sur cette rue nommée La Dernière rue. Ce n’est pas loin de la Rue du Tuyau, pas loin du Boulevard Fleuri. Je marche rarement au hasard, par que j’ai fait l’acquisition d’une carte en forme de livret, très pratique, pour une fraction du bidule électronique qui indique votre position exacte et les virages à ne pas manquer pour arriver chez soi. Ce bidule-machin jouit ici d’une grande popularité, surtout auprès des automobilistes.
Je suis piéton, et ça me va bien, et sans doute que ça m’ira encore mieux en hiver, quand la neige réduit la rue à un sentier étroit, et que la glace tombe du pare-brise sur votre nez.
J’ai vu un chien philosophe, l’autre jour, qui s’était allongé à l’endroit exact où tombait—non pas la glace—mais le soleil du matin.
Maintenant il faut dormir, parce que demain, La Dernière rue. Et donc le canapé…
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[Image : Homme, la nuit blanche, une poire-soleil par reading_is_dangerous]
Bourbon mâchouillait un soulier, assise sur le sol gras. -Que fais-tu ? demandai-je. -Je fais changement, répondit-elle. -Alors prends l’un des miens, de soulier, dis-je.
Elle prit ma chaussure droite, sans attendre, avec la chaussette. Je me retrouvai agréablement un pied nu. Mes orteils respiraient ! -Tu n’as que ta vie, dis-je à Bourbon en caressant ses mèches blondes. -J’ai moins que ça, dit-elle d’une voix sourde.
Ma chaussure disparaissait peu à peu… -Je n’ai que ma voix ! continua Bourbon. Ma voix dit oui. Ma voix dit non. Ma voix dit peut-être… Ma vie sont les morceaux d’un ballon crevé au laboratoire du monde.
Elle posa ma chaussure grignotée et puis elle étira son corps merveilleusement beau, en soupirant d’aise. -Ta vie sont des morceaux ? dis-je, étonné. Cette conjugaison nouvelle me plaisait. -Et puisque je ne les tiens pas tous en main, elle n’est pas vraiment ma vie, dit Bourbon. -C’est une façon de parler, dis-je en reprenant ma chaussure.
Il restait de quoi mettre. Je me chaussai ; mon gros orteil transparaissait. -J’ai l’air d’un clown, dis-je. -Le costume du philosophe, dit Bourbon en souriant. -Il me faudrait un ballon, dis-je en m’assoyant près de la jolie fille. -Vert comme une oreille d’éléphant, la plante, dit la belle. -Et léger comme une antenne de papillon, dis-je.
Elle tira un dé de sa poche. -Tu le lances, dit-elle, et s’il tombe sur Un, nous baiserons. -Dans le noir, alors, si nous baisons, parce que sinon nous ferons attraction. -C’est un grand mystère, dit Bourbon. La foule s’intéresse à l’amour, mais nous lançons toujours nos enfants à la guerre. -C’est parce qu’il y en a trop, des enfants, dis-je en prenant le dé. Nous le savons instinctivement, mais le reconnaître à voix haute serait trop affreux. C’est pourquoi nous nous taisons pendant que les petits meurent en silence. -En silence ? dit Bourbon.
Ce n’était pas tout à fait une question. -Ils poussent toujours des cris touchants, mais nous n’entendons guère, philosophai-je.
Je lançai le dé. Il tomba magiquement sur Un. -Trouvons la nuit, dit Bourbon, et puis elle se leva en m’entraînant par la main.
Par la paume, je devinais son cœur battant.
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[Image : Le bras de la femme dragon par reading_is_dangerous]
Je suis crevé ! Quand tu lis ces mots... Tu voudrais trouver ici des phrases géniales, quelque chose de neuf, mais que tu puisses reconnaître comme authentique, du vrai, des paroles pour des pensées capables d’indiquer la voix d’une meilleure connaissance de toi, sinon un rire.
Un guépard courrant la plaine de ta lassitude, ton ennui. Un papillon léchant la fadeur nutritive de tes prévisions. Tu lis, plein d’espoir, pourtant que tu songes déjà à tourner la page. Tu dois t’en aller. Quelque chose attend ton arrivée.
Tu dors sur le canapé. Ton linge grimpe sur toi, te dévore, pénètre la caverne de tes pensées nocturnes. Le coton t’étrangle. Tu meurs, cependant que la nuit passe. Un coup de vent arrache la porte. Il entre un mur agité, une surface affamée, envieuse de tes dimensions, pour te saisir à la gorge, ta vie, ton souffle, cette façon de regarder le monde, ton œil, le miroir. Tu me dis : « Non, ce n’est pas comme ça, » mais il est trop tard. Une montagne m’est tombée dessus, la nuque, cet endroit délicat, une fracture qui fait mal, un genou à la place du cerveau, un pli au lieu de soi.
Je tremble, crevé. Des bouts de papiers cherchent un stylo, le rescapé d’une guerre cruelle contre les armées de l’encre. Les mots disaient des biographies impossibles, des vérités fantaisistes, des possibilités troublantes. J’étais un téléphone, vivant, du premier jusqu’au dernier modèle, mais tu ne me reconnaissais plus.
Dans le métro, je te vendais des journaux pour t’occuper l’esprit, parce que le temps laissait sur toi sa marque, une trace, une cicatrice, un pli. C’était une lame, ma langue passée sur ta poitrine, un jeu de quilles. Tu étais ce gnome que j’admirais au fond du tunnel de mon désir, le parfait creuseur des allées du plaisir, une rampe pour me garder du précipice de l’absurde, une raison d’aimer le monde, une étoile unique pour éclairer l’univers plongé cruellement dans l’obscurité. Il est venu ton ventre pour nous donner vie, une charge, du dos, des épaules qui savent le devant, le derrière, le dessus, le dessous.
C’était une table dont la présence évoquait la disparition, un jour, de mes pauvres épaules. La table souriait, façon de dire : « Je sais, petit, je sais. » La table savait, depuis que ses pattes plantées au milieu du sol, au centre de la terre, sur les Quatre Points de l’Univers, depuis qu’elle savait bien, la table, ce que tu espérais trouver dans ces mots. « Je sais, petit, je sais. »
Tu te promenais l’autre été, en ma compagnie dorée, de bronze, d’argent. Dans la saison belle les oiseaux chassaient et les moustiques connaissaient le bec, l’estomac, la fin. C’étaient des craquements d’ailes échangés contre des chants pour nous ravir jusqu’à l’automne, voyez-vous, la rougeur du soir trahissait la honte de la nuit, le contact de nos épidermes, la crainte d’une soif impossible à gagner, à vaincre. Je dessinais de l’eau sur ta peau, pendant qu’une vague te chérissait. Nous chantions des airs de cinéma, parce que nous ne savions rien d’autre.
Un livre pour un lièvre, sa viande. N’importe quel livre pour un pauvre lièvre capturé sur le sentier des fleurs, au détour d’un ruisseau de sentiments connus seulement de l’espèce lapine, grandes oreilles, doux pelage—Viens donc creuser chez moi !
La vie plastique sert au monde qui ne pourrait autrement poser sur lui son regard. Malléable, la vie comme l’or. L’un et l’autre adoptent les formes plaisantes à l’imagination, au temps, dans l’espace étalé.
On dira que je délirais. C’est faux. Un sens caché derrière l’extraordinaire des mots attend votre venue, une visite, votre arrivée. Se cache la Règle du jeu ; de là, cet amusement du Prince devant lequel nous trébuchons dans l’ignorance. Certaines personnes doutent de l’existence de la Règle, mais elles ont tort. La Règle dit : « Ce qui n’arrive qu’une seule fois échappe à toute mesure, mais pas à sa destination. » Et les fous hurlent, « Nous ne comprenons rien, parce qu’il n’y a rien à comprendre. »
Et la Création, pour eux, n’a guère de sens que les cinq ou six connus à l’humanité, la vue, le toucher, le sens de l’équilibre, etc. Le sens électrique, vous savez votre cerveau… est une rivière, et la pensée aussi, où les mots sont les rochers du gué traversé d’habitude par les passants de l’esprit, quand on ne sait pas nager.
J’habite Moscou. Des machines à vendre les journaux décorent les tunnels qui conduisent à mon bureau. Des centaines de visages se pressent contre le mien. Des filles blondes marchent ici et là. La saison chaude est vite passée ; il fait déjà frisson. Mais le métro vous étouffe, et on peine à respirer.
Il pleut des bouteilles, des officiers en uniformes, des chiens errants, des voitures de luxe, des conseils prodigués au haut-parleur, des individus contraints à des emplois ignobles, des rumeurs incroyables, des désirs chiffrés. L’horloge est vraiment la pointe d’une aiguille : Je suis un ballon, crevé.
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[Image : Musique par reading_is_dangerous] (10/08/2008)