Il neigeait des cristaux gros comme des hosties quand j’attendais qu’on m’ouvre la porte de la ville inconnue dont les murs blancs avaient excité ma curiosité après que je me fus égaré dans un pays d’arbres rouges, des cornouillers sanguins. Un hexagone argenté se posa sur le bout du nez noir de mon compagnon, ce chien brun que j’avais surnommé Toto. Il s’était assis sur une cuisse. Il paraissait affamé. Je songeai qu’un flocon de sucre sur son nez, et puis un os, et une infusion de Boutons des Neiges pour moi nous auraient fait du bien, et que le mal aurait été qu’il ne se passât rien. Mais Toto jappa, et je vis qu’on ouvrait la porte.
Ses battants étaient en bois jaune, de chêne, et défendus par cent vingt pointes de bronze en parfait état. Cent vingt ! C’est le nombre de la complexité qui embrasse plusieurs idées, surtout celles de la vie. À ce titre, on peut consulter Les 120 Journées de Sodome du génial marquis de Sade ou Les Cent Vingt Sceaux de l’illustre Cho de Pod’h, et dont voici un extrait :
…le Chevalier de Saint Esprit
aimait un homme : Son écuyer
aimait un homme : Son écuyer
Mais revenons vite à mon récit. Passant la porte, un garde s’avança vers moi. Toto lui montra les dents, mais je calmai la bête en chuchotant une fois son nom. Cela prouve que j’avais sa confiance, laquelle me parut significative d’autant que l’aspect du soldat était effrayant. C’était lui que j’avais vu en haut des murs : un grand oiseau de fer noirâtre, au bec étiré, à l’œil méfiant, armé d’une pique à l’ancienne et d’une merveilleuse arbalète comme on en voit rarement de nos jours. « Vous faites au moins deux mètres cinquante de hauteur, » dis-je au garde, sans réfléchir. « Deux mètres soixante-deux, quand je me tiens bien droit, » répliqua l’oiseau.
La bizarrerie de notre échange me rassura inexplicablement, mais je ne me sentais pas à l’aise pour demander à la créature si elle était en fait une machine. Elle en avait l’apparence, mais la raideur de ses mouvements évoquaient moins quelque limitation d’ordre mécanique que le tribut payé par des articulations ankylosées après qu’elles fussent demeurées trop longtemps au repos. Et l’oiseau de fer se déplaçait silencieusement, sans le bruit d’engrenages ou celui d’un moteur. On n’entendait pas même le sifflement espéré d’une respiration.
Le garde me demanda pourquoi je voulais aller en ville : À qui souhaitais-je parler ? Or je ne connaissais personne. J’ignorais même qui j’étais, et d’où je venais. Je m’étais retrouvé sur une traverse, non loin de là, en compagnie d’un chien qui semblait mieux me connaître que je ne me connaissais moi-même. J’étais en possession d’un sac au contenu qui m’était également étranger—des graines, des racines, des herbes variées, une serfouette et un carnet de notes incompréhensibles.
Des bribes de souvenirs subsistaient dans ma mémoire. Par exemple, je me souvenais d’avoir utilisé récemment (mais quand ? et où ?) une faible dose d’une toxine dérivée d’une fleur jaune, la bétoine de montagne, pour « scinder mon âme » en plusieurs parties, cela parce qu’une « tranche de moi » avait quelques affaires urgentes à régler ailleurs. Autrement dit, je n’étais pas entier, quoique pas malhonnête non plus. Fallait-il expliquer tout cela à l’oiseau de fer, et si oui, alors comment faire ? « Je souhaite parler au maître de la ville, dis-je enfin.
— À quel sujet ? s’enquit le monstre. Sa voix sonnait comme celle d’un clavecin.
— Au sujet des herbes, des racines, et des graines que je transporte dans mon sac, inventai-je sans hésiter.
— Vous êtes colporteur ? » demanda l’oiseau.
La brillance de sa question m’éclairait. J’étais peut-être un colporteur, un vendeur ambulant et un spécialiste des graines, des racines, des herbes aux pouvoirs nombreux. Mais laissait-on entrer les colporteurs, dans cette ville ? Celle-ci ne semblait pas recevoir souvent des visiteurs. « Je suis herboriste, déclarai-je, et jardinier, et chimiste, et pharmacien, et colporteur, c’est vrai, mais je ne souhaite pas avant tout vendre ma marchandise ou mes services au maître de la ville. J’espère plutôt lui poser une question.
— Quelle question ? » demanda l’oiseau.
Il neigeait encore, et je remarquai que les flocons ne fondaient pas, qui tombaient sur la peau en métal de l’oiseau. « Ma question n’intéresse que le maître de la ville et moi, » répondis-je en devinant ce qui allait suivre : « Votre réponse complique la situation, » dit mon interrogateur, et il pointa sa merveilleuse arbalète dans ma direction. La tête du dard était enduite d’une sale couleur rouille. Un poison ? « Veuillez me suivre, et votre chien aussi, » dit poliment l’oiseau.
Je fis muettement mes adieux aux arbres rouges, les cornouillers sanguins, et puis je marchai vers la porte qui pénétrait les murs blancs de la ville inconnue. Toto m’accompagnait. Je songeai que tout allait bien, malgré mon incertitude, mais cette pensée n’était bien sûr qu’une médiocre tentative de ma part pour me rassurer.
Bétoine de montagne ou non, nous sommes au moins deux personnes à l’intérieur de nous-mêmes : Celui qui parle, et l’Autre qui écoute. Ces deux-là n’échangent jamais leurs rôles, et le débat reste ouvert quant à ces deux intelligences : l’une est-elle réellement la nôtre plus que l’autre ? À mon avis, leur double apparition remonte au début du développement de la pensée quand elle commença à employer des mots, beaucoup de mots, suffisamment de mots pour qu’un dialogue devienne possible avec soi-même ou avec son voisin. Mais la pensée sans mot, comme celle du chat, du danseur, du musicien, cette pensée s’accomplit naturellement, d’un seul élan ou d’un seul saut, sans dialogue, sans l’impression de dualité typique de la réflexion basée sur les mots. Cette dualité, je crois qu’elle mène parfois jusqu’à l’aliénation, cela peut-être parce que le cerveau humain n’a pas encore absorbé pleinement le choc de l’invasion des mots dans la pensée. C’est pourquoi je dis que les mots rendent fou.
Pour tenir à l’écart de soi ces démons, on pratique consciemment ou non des exercices dont le résultat est d’élever un rempart contre les mots. La méditation y tend, mais la guerre y réussit plus facilement, et ce sont vraiment des foules de Jeanne d’Arc qui s’élancent au combat, à toute époque, cependant que des individus pas forcément sains, mais qui résistent différemment aux mots, encouragent les tueries par leurs paroles insensées—cela me parait presque logique.
La guerre a bien sûr d’autres raisons cachées. J’en parlerai bientôt. Je connais un sage, soi-disant, dont la réputation vient de sa capacité à supporter impassiblement le spectacle des pires massacres. Sa fameuse « paix intérieure » est obtenue au prix d’une violence extrême qu’il dirige contre lui-même, étant convaincu que sa conduite est plus digne que celle des brutes et des assassins, plus digne que celle des protecteurs de la veuve et de l’orphelin, parce qu’elle s’inspire selon lui de l’indifférence sacrée de l’Univers vis-à-vis de la souffrance humaine. Sa façade, la fausse tranquillité du sage fait l’admiration des imbéciles qui voient en elle une source d’apaisement, voire le un miroir non pas de l’homme, mais d’une éventuelle « radiation divine ». À mes yeux, il n’est qu’un mur blanc, aveugle, incapable de compassion depuis qu’il s’est déterminé à se transformer lui-même en une chose inhumaine, parce qu’insensible.
Et ce personnage qu’on appelle Dieu, s’il avait une existence en dehors des textes délirants et mal compris qui lui ont donné forme, serait suspect, quand même la souffrance ne serait finalement qu’une punition ou une simple épreuve, voire une illusion. Imaginons un jeu, une mise en scène ou une grandiose plaisanterie : la Création, et n’importe quel homme tremblant de douleur sur sa croix devient un simple acteur de plus. A quelle fin ?
Comme je le disais, il neigeait des cristaux gros comme des bouchées. Il en tombait encore quand l’oiseau de fer ferma la porte de la ville inconnue, derrière lui, et Toto et moi.
::: ::: :::
[Image : Le gardien du jour par reading_is_dangerous]
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerTon imaginaire me laisse muette tellement il est foisonnant. Il faut plusieurs lectures, je vais revenir. Je ne te par le plus des dessins j'aurais l'air d'avoir été achetée tellement je les aime.
RépondreSupprimerCe ne sont pas que les mots qui rendent fous, mais aussi les questions sans réponse.
RépondreSupprimerQu'est ce que la folie ? Qu'est ce que les mots lorsque chacun peut les interpréter suivant sa sensibilité ?
Et chacun porte son propre monde en lui, et chacun pense que l'autre pense comme son monde à lui.
Et arrive le choc des monde, en s'apercevant que les mots n'avaient pas la même signification.
Toujours ce tourbillon sans fin, l'homme fini dans l'infini du temps.
:::::::
Le sucre est un bon comburant pour le cerveau.
Pourquoi fait intervenir le marquis de Sade ? Pour le côté obscur ? Il parlait beaucoup de verge(r)s, d'après mes lointaine lectures.
Je n'ai trouvé aucune référence dans mes recherche sur les 120 sceaux de l'illustre Cho de Pod'h, je pense que je verserai plutôt 120 seaux d'eau froide pour un bain d'esprit plus clarifiant.
Je vais aussi faire une prière à Dieu, lequel, je ne sais pas .
Le théatre toujours des êtres humains en représentation, l'expérience de la Vie vs la Mort.
::::
Un très bon texte dans lequel se noyer.
Des mots qui rendent fous.
RépondreSupprimerDes mots qui rendent heureux.
Des mots qui rendent tristes.
Les mots guérissent parfois les maux de l'esprit.
Les mots tuent parfois nos libertés d'esprit.
Mais ces mots... derrière les grilles de notre esprit, ils n'existent que par nous. Sans nous, ils disparaissent dans une histoire de triste fin.
Ne brimons pas la faim des mots. le pire maux, c'est la fin des mots.
Merci pour vos mots.
Même une phrase de
RépondreSupprimerdix mots ne rend pas fou.
Celui qui se rend imperméable aux émotions d'autrui, pour moi n'est pas un sage, c'est un autiste. Et les autistes ne sont pas responsables d'être ce qu'ils sont. Amitiés.
RépondreSupprimer