J’avais surnommé Toto mon compagnon canin. Il aboyait gaiement un mélange incompréhensible de vers et de prose animale, et qui semblait toujours se terminer par la formule, « sur ce, » comme pour m’inviter à lui obéir, à le suivre, mais c’était une brave bête. « Sur ce, …»
Il nous fallut une demi-heure de marche pour arriver aux murs blancs de la ville inconnue que j’avais aperçue depuis la traverse où je m’étais retrouvé après m’être égaré dans un pays d’arbres rouges, des cornouillers sanguins. Je n’avais plus ma tête entière, et je me souviens mal de cette demi-heure.
La raison humaine s’arrange drôlement des quêtes nombreuses qu’elle entretient en parallèle. Pour mieux dépenser le temps qui ne suffit pas, l’esprit adopte des solutions dangereuses, par exemple, celui offert par l’utilisation, à très faible dose, d’une toxine dérivée de cette fleur jaune, la bétoine de montagne, pour scinder l’âme en deux ou en trois parties, cela de façon à pouvoir suivre simultanément des routes multiples. « Sur ce, … »
J’avançai donc entre deux rangées d’arbres rouges cependant qu’une tranche de moi se trouvait ailleurs, en train de résoudre des questions essentielles, qui n’ont rien à voir avec mon récit, mais j’en parle. Il y eut en premier le problème de mon permis de séjour en Arménie. Une certaine négligence de ma part et une nouvelle loi signifiaient qu’on pouvait m’expulser du pays, pour un an, mais un ministre, deux ministres intervinrent heureusement en ma faveur. Et puis, on me proposa un emploi au sein d’une organisation internationale bien connue, qui s’occupe de soigner les victimes d’une maladie terrible. Mes années de chômage volontaire allaient peut-être se terminer ? Et puis, je devais (je dois encore) faire réparer mon micro-ordinateur, car il refuse de communiquer avec moi. Or il m’est difficile d’écrire sans lui. « Sur ce, … »
Des oiseaux me reviennent en mémoire. C’est d’abord une ariaguette enthousiaste qui lança deux notes claires et optimistes. On l’appelle aussi l’oiseau serre-côtes, parce qu’elle poursuit chaleureusement les êtres qu’elle affectionne, et surtout les créatures à plume. Je vis la noire édite. Elle quitte rarement son nid, même en hiver, mais sa ferveur en fait l’amie du poète. Une adéline rose me souffla un secret que je ne répéterai pas ici, mais je décrirai un jour les prouesses qu’elle accomplit en vol, quand elle dessine des figures mystérieuses. Et puis il y a l’oiseau mélimélonais ; il articula une phrase brève et qui disait, si j’entends bien sa langue, que l’absurdité de l’existence est plus comique que porteuse de mélancolie. Mais l’oiseau est maître, lui qui sort d’un œuf, et je ne suis qu’un singe échappé d’une noix de coco.
En hiver, la présence de cette troupe d’oiseaux était de bon augure. Une mireillette chanta un air léger dont la joie semblait évoquer à l’avance le retour du printemps. Et je crus recevoir même l’appel d’une sydonie rêveuse… J’imitai sa voix pour lui répondre, mais cette conversation demeura sans suite. Son plumage est blanc ; cela me rappelle les murs blancs de la ville inconnue. Ils étaient recouverts de marbre, hauts de vingt mètres, et décorés de bas-reliefs mettant en scène des figures féminines vêtues de robes longues et richement parées.
Parmi les visages, je reconnus sept beautés célèbres : la divine Sarah Bernhardt (amputée d’une jambe), la Canadienne Mary Pickford (sans les boucles qui firent sa réputation), l’Américaine Louise Brooks (souriante), la Suédoise Greta Garbo (en sweat-shirt), l’Allemande Marlène Dietrich (âgée et parlant au téléphone), une deuxième Américaine : la débordante Mae West (montée sur des chaussures à plateforme de quinze centimètres), et enfin la Russo-allemande Olga Tchekhova (nettoyant ses bottes). Chacun sait que cette dernière devint l’une des actrices les plus en vogues du Troisième Reich après son premier film, Le Château Hanté, réalisé par le cinéaste expressionniste F. W. Murnau, et qu’elle fut une espionne soviétique jusqu’à sa mort d’une tumeur au cerveau, mais on ignore souvent qu’elle est née à Alexandropol, aujourd’hui Gumri, la deuxième ville d’importance en Arménie. Le pays ne compte que trois salles de cinéma encore en activité, mais l’une d’entre elles présenta récemment un film de Mae West intitulé Ma petite mésange, ce qui donnait, en arménien : Im pokrik yerachtahav, qu’on peut retraduire littéralement : Mon petit ‘poulet-de-sécheresse’, mais cela n’a rien à voir avec mon récit. « Sur ce, … »
Toto et moi longeâmes le mur pendant dix minutes avant de parvenir à une porte dont les battants mesuraient chacun cinq pieds de largeur et douze de hauteur, fermant ensemble une entrée de cent vingt pieds carrés et protégés par cent vingt pointes de bronze, longues d’un pied, et fixées par des bandes de métal clouées sur le bois jaune, taillé d’une seule pièce, des deux battants. Le message muet, mais évident, des cent vingt pointes incorruptibles était qu’aucune influence extérieure ne passerait jamais leur seuil pour corrompre l’ordre intérieur gardé par les murs de la ville. Autrement dit, nul voyageur ne pouvait passer par cette porte avec des intentions autres que parfaitement pures. « Tant mieux ! » songeai-je naturellement, mais la porte était fermée et ses environs paraissaient déserts. Que faire ?
Toto me prévint en aboyant de la venue d’une silhouette qui marchait raidement en haut des murs. C’était un gardien armé d’une pique à l’ancienne et d’une merveilleuse arbalète, mais son apparence me surprit plus que tout : Le soldat ressemblait à un grand oiseau en fer noirâtre, au bec étiré, à l’œil méfiant.
Je l’ai déjà dit : Le rêve est la pensée de l’homme endormi. Le cerveau rêvant n’a pas à s’occuper des sensations typiques de l’état éveillé, et il en profite pour créer des mises en scènes formidables. On se demande souvent si les rêves ont une signification cachée. Je crois que oui ; les rêves ont cette signification qu’on se cache à soi-même.
Un courant électrique parcourt constamment le sommeil du système nerveux afin d’assurer à celui-ci sa bonne santé, et pour maintenir sa réactivité, mais ce faisant il révèle à l’adulte des moments oubliés de son enfance, et des frayeurs, et des désirs longtemps détournés. Le rêve est au cerveau ce que les gargouillis sont à l’estomac qui digère : le signe que tout va bien. Le cauchemar sert à stimuler certains aspects défensifs d’une personne. On voit rarement son ombre en rêve, parce que la survie de l’être humain n’en dépend pas vraiment.
« Que voulez-vous ? » me demanda l’oiseau de fer. « Parlez à quelqu’un, » répondis-je avec confiance. « Je vais vous ouvrir, » dit le gardien. Sa réponse brillait vraiment d’intelligence, ou c’était la bétoine de montagne qui me donna cette impression.
Il nous fallut une demi-heure de marche pour arriver aux murs blancs de la ville inconnue que j’avais aperçue depuis la traverse où je m’étais retrouvé après m’être égaré dans un pays d’arbres rouges, des cornouillers sanguins. Je n’avais plus ma tête entière, et je me souviens mal de cette demi-heure.
La raison humaine s’arrange drôlement des quêtes nombreuses qu’elle entretient en parallèle. Pour mieux dépenser le temps qui ne suffit pas, l’esprit adopte des solutions dangereuses, par exemple, celui offert par l’utilisation, à très faible dose, d’une toxine dérivée de cette fleur jaune, la bétoine de montagne, pour scinder l’âme en deux ou en trois parties, cela de façon à pouvoir suivre simultanément des routes multiples. « Sur ce, … »
J’avançai donc entre deux rangées d’arbres rouges cependant qu’une tranche de moi se trouvait ailleurs, en train de résoudre des questions essentielles, qui n’ont rien à voir avec mon récit, mais j’en parle. Il y eut en premier le problème de mon permis de séjour en Arménie. Une certaine négligence de ma part et une nouvelle loi signifiaient qu’on pouvait m’expulser du pays, pour un an, mais un ministre, deux ministres intervinrent heureusement en ma faveur. Et puis, on me proposa un emploi au sein d’une organisation internationale bien connue, qui s’occupe de soigner les victimes d’une maladie terrible. Mes années de chômage volontaire allaient peut-être se terminer ? Et puis, je devais (je dois encore) faire réparer mon micro-ordinateur, car il refuse de communiquer avec moi. Or il m’est difficile d’écrire sans lui. « Sur ce, … »
Des oiseaux me reviennent en mémoire. C’est d’abord une ariaguette enthousiaste qui lança deux notes claires et optimistes. On l’appelle aussi l’oiseau serre-côtes, parce qu’elle poursuit chaleureusement les êtres qu’elle affectionne, et surtout les créatures à plume. Je vis la noire édite. Elle quitte rarement son nid, même en hiver, mais sa ferveur en fait l’amie du poète. Une adéline rose me souffla un secret que je ne répéterai pas ici, mais je décrirai un jour les prouesses qu’elle accomplit en vol, quand elle dessine des figures mystérieuses. Et puis il y a l’oiseau mélimélonais ; il articula une phrase brève et qui disait, si j’entends bien sa langue, que l’absurdité de l’existence est plus comique que porteuse de mélancolie. Mais l’oiseau est maître, lui qui sort d’un œuf, et je ne suis qu’un singe échappé d’une noix de coco.
En hiver, la présence de cette troupe d’oiseaux était de bon augure. Une mireillette chanta un air léger dont la joie semblait évoquer à l’avance le retour du printemps. Et je crus recevoir même l’appel d’une sydonie rêveuse… J’imitai sa voix pour lui répondre, mais cette conversation demeura sans suite. Son plumage est blanc ; cela me rappelle les murs blancs de la ville inconnue. Ils étaient recouverts de marbre, hauts de vingt mètres, et décorés de bas-reliefs mettant en scène des figures féminines vêtues de robes longues et richement parées.
Parmi les visages, je reconnus sept beautés célèbres : la divine Sarah Bernhardt (amputée d’une jambe), la Canadienne Mary Pickford (sans les boucles qui firent sa réputation), l’Américaine Louise Brooks (souriante), la Suédoise Greta Garbo (en sweat-shirt), l’Allemande Marlène Dietrich (âgée et parlant au téléphone), une deuxième Américaine : la débordante Mae West (montée sur des chaussures à plateforme de quinze centimètres), et enfin la Russo-allemande Olga Tchekhova (nettoyant ses bottes). Chacun sait que cette dernière devint l’une des actrices les plus en vogues du Troisième Reich après son premier film, Le Château Hanté, réalisé par le cinéaste expressionniste F. W. Murnau, et qu’elle fut une espionne soviétique jusqu’à sa mort d’une tumeur au cerveau, mais on ignore souvent qu’elle est née à Alexandropol, aujourd’hui Gumri, la deuxième ville d’importance en Arménie. Le pays ne compte que trois salles de cinéma encore en activité, mais l’une d’entre elles présenta récemment un film de Mae West intitulé Ma petite mésange, ce qui donnait, en arménien : Im pokrik yerachtahav, qu’on peut retraduire littéralement : Mon petit ‘poulet-de-sécheresse’, mais cela n’a rien à voir avec mon récit. « Sur ce, … »
Toto et moi longeâmes le mur pendant dix minutes avant de parvenir à une porte dont les battants mesuraient chacun cinq pieds de largeur et douze de hauteur, fermant ensemble une entrée de cent vingt pieds carrés et protégés par cent vingt pointes de bronze, longues d’un pied, et fixées par des bandes de métal clouées sur le bois jaune, taillé d’une seule pièce, des deux battants. Le message muet, mais évident, des cent vingt pointes incorruptibles était qu’aucune influence extérieure ne passerait jamais leur seuil pour corrompre l’ordre intérieur gardé par les murs de la ville. Autrement dit, nul voyageur ne pouvait passer par cette porte avec des intentions autres que parfaitement pures. « Tant mieux ! » songeai-je naturellement, mais la porte était fermée et ses environs paraissaient déserts. Que faire ?
Toto me prévint en aboyant de la venue d’une silhouette qui marchait raidement en haut des murs. C’était un gardien armé d’une pique à l’ancienne et d’une merveilleuse arbalète, mais son apparence me surprit plus que tout : Le soldat ressemblait à un grand oiseau en fer noirâtre, au bec étiré, à l’œil méfiant.
Je l’ai déjà dit : Le rêve est la pensée de l’homme endormi. Le cerveau rêvant n’a pas à s’occuper des sensations typiques de l’état éveillé, et il en profite pour créer des mises en scènes formidables. On se demande souvent si les rêves ont une signification cachée. Je crois que oui ; les rêves ont cette signification qu’on se cache à soi-même.
Un courant électrique parcourt constamment le sommeil du système nerveux afin d’assurer à celui-ci sa bonne santé, et pour maintenir sa réactivité, mais ce faisant il révèle à l’adulte des moments oubliés de son enfance, et des frayeurs, et des désirs longtemps détournés. Le rêve est au cerveau ce que les gargouillis sont à l’estomac qui digère : le signe que tout va bien. Le cauchemar sert à stimuler certains aspects défensifs d’une personne. On voit rarement son ombre en rêve, parce que la survie de l’être humain n’en dépend pas vraiment.
« Que voulez-vous ? » me demanda l’oiseau de fer. « Parlez à quelqu’un, » répondis-je avec confiance. « Je vais vous ouvrir, » dit le gardien. Sa réponse brillait vraiment d’intelligence, ou c’était la bétoine de montagne qui me donna cette impression.
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[Image : L’oiseau tardif par reading_is_dangerous]
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerRemarquable les effets de la bétoine des montagnes, j'en distillerais bien sur mon athanor. Ce texte issu du rêve éveillé provoqué par cette fameuse bétoine semble nourri à la fois par l'inspiration poétique mais, je le ressens ainsi, par le réel habillé d'une belle symbolique. La langue est magnifique. Une fois de plus, tu me fais du bien...
RépondreSupprimerPour ce jour, le 3 février, tu rends un beau hommage à Saint Blaise - protecteur des maladies de la gorge, de la bouche, des lèvres et des dents.
RépondreSupprimer"D'après la Légende dorée, après que Blaise fut désigné comme évêque de
Sébaste et pour échapper aux persécutions de Dioclétien, le saint gagna
uneginaire de Sebaste: caverne où il vécut en ermite. Les oiseaux lui apportaient sa subsistance, et les animaux s'assemblaient autour de lui pour recevoir sa bénédiction ou pour être guéri lorsqu'ils étaient malades."source Wikepédia
Saint Blaise sauva un enfant qui avait avalé de travers une arrête de poisson, le titre de ton post est le petit poulet, avais-tu (je remarque le tutoiement) un os de poulet de travers dans la gorge ?
Et ce texte, ce jour, est comme si cet os se dissolvait grâce à Saint Blaise.
Ensuite bien sûr la symbolique des oiseaux prend une place très importante : l'âme s'échappant du corps, ou encore des fonctions intellectuelles, pour voler dans le ciel (légèreté, libération de la pesanteur terrestre).
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Il y aurait encore à développer, mais je tiens juste à dire Merci Saint Blaise et Merci à toi.
Et Saint Blaise était arménien !
RépondreSupprimerquel joie de lire un texte d'uhne telle qualité , d'une telle vie pétillante ! cela faisait des mois que la blogosphère me faisait la gueule et je commencait à m'inquiéter , merci R-I-D et j'espère que tout s'arrange , je vis un peu la meme chose apres des années de chomage volontaire , la fin du tunnel s'annonce ! cheers
RépondreSupprimervinaka !y a un p'ti coté nagual dans ce texte qui ne me déplait pas , hi hi hi , on s'y croirait décidément yiiii !
Te lire me rend plus léger.
RépondreSupprimerC'est pour cela que j'adore
perdre pied quand je passe
ici.
;-)
Ces rêveries de promeneurs à deux et quatre pattes sont superbes.
RépondreSupprimerRien ne vaut la conversation avec un toto-chien et les oiseaux.
Méditations avec soi-même qui ouvre les portes de l'inconscient et du simple bonheur d'être.
Magnifique.